Guerilla – Tome 1: 7-8

PREMIER JOUR – 7

Dans ce temps délicieux, quand on raconte une histoire vraie, c’est à croire que le Diable a dicté…
— Jules Barbey d’Aurevilly

PARIS, 5E ARRONDISSEMENT, 18 H 50.

« Jocelyne ! Alors Jocelyne ?

— Quoi ?

— Ben je t’ai demandé à boire ! »

Le colonel Fourreau s’était installé dans son canapé. Sa retraite n’avait pas entamé sa ponctualité. Il avait mis de l’ordre dans sa bibliothèque, il était bientôt l’heure des informations. Le colonel était grand, se tenait droit, portait les vêtements de sa tribu, à savoir un complet de tweed rapiécé et toujours boutonné jusqu’en haut. C’était un homme lugubre, rasé de près, aux cheveux grisonnants, parfaitement coiffés. Sa mise était impeccable en toutes circonstances. Au cas où.

Jocelyne fit enfin son entrée, posa le plateau devant lui. C’était une femme un peu triste, au visage fatigué, qui parlait peu et ne sortait pas. Depuis la cinquantaine, elle teignait de noir ses cheveux gris, rassemblés en un chignon immuable. Elle avait toujours froid, et l’habitude de porter un long peignoir sur ses vêtements. Le colonel examina le plateau d’un œil sévère.

« L’eau n’est pas une boisson, c’est un solvant. »

Il adorait dire ça. Jocelyne le regarda avec lassitude.

« Va me chercher un chablis. »

Chez eux ça sentait le vieux et la mauvaise cuisine. En fait de fenêtre une lucarne trop haute et minuscule. Sous le plafond jaunâtre, suintant et craquelé, une petite table et une chaise. Face à la télé, ce vieux canapé, qui avait été rouge. La bibliothèque ne contenait que des ouvrages de guerre, sur les anciennes colonies, et tout Victor Hugo. Le colonel, qui avait mis ses lunettes, alluma la télévision. Et bien sûr, ils en parlaient.

« … gouvernement, qui planchait sur le projet de loi relatif à la salaison des huîtres, s’est réuni en urgence à Matignon. Nous vous rappelons la principale information de la journée, cette fusillade impliquant des policiers qui s’est déroulée à la cité Taubira, à la Courneuve, voici quelques minutes. Le bilan serait très lourd, dramatique, on parle de sept personnes décédées selon les sources, dont un policier. Des incidents sérieux ont éclaté, retrouvez notre édition spéciale dans un instant. »

Sept morts ! Il ne fallait pas rater la suite.

Le colonel se souvenait du premier flic égorgé en direct. Une vidéo « virale », comme ils disent. On se rappelait vaguement d’une cave sombre, d’un visage blafard, mal cadré, d’une lampe torche pointée sur un œil terrorisé, puis l’éclat d’une lame, le bouillon gargouillant d’une gorge tranchée, et un chant religieux. Émotion, indignation, manifestation, fermeté, petites bougies et pas d’amalgame.

Avant ça il y avait eu Charlie, Paris, Nice, Rouen, Mantes, puis il y a eu le métro, les festivals, puis les attaques simultanées, puis les écoles, puis les centres commerciaux… Et, pour l’instant, tout se terminait toujours par les mêmes chansons.

Étrangement, ça lui fit songer à sa devise militaire favorite.

« Quand les balles sifflent, les cons se taisent. »

Jocelyne, qui avait ramené le chablis, lui jeta un regard un peu inquiet. Elle n’aimait pas quand il prenait cet air absent. C’était mauvais signe.

« Et ce drame, donc, à la cité Taubira, c’est notre édition spéciale : des policiers auraient ouvert le feu sur des jeunes dans une cage d’escalier, ces jeunes n’étaient pas armés selon nos premières informations, il y aurait donc sept victimes, dont un policier. On parle aussi, détail navrant, d’un chien tué. La situation est floue sur place, les secours et les renforts policiers se sont vus interdire l’accès à la cité, en ébullition. Ils ont même dû reculer sous desjets de pierres. Des détonations ont été entendues. Sur une vidéo circulant sur Internet, les habitants du quartier parlent de « provocation policière », « d’exécution au faciès », et on peut y voir les corps de victimes, ainsi que celui du policier, malmené par une foule en colère. Âmes sensibles, attention, ces images peuvent choquer. »

L’image, de mauvaise qualité, montrait la folie de centaines de visages, rassemblés autour de cadavres vaguement floutés, et de flaques de sang. Des femmes du quartier hurlaient et arrachaient leurs vêtements. Des jeunes riaient. On brandissait des armes. Et il y avait ce corps blanc, désarticulé, sans visage, traîné nu sur le goudron, et frappé de toutes parts. Il manquait le bras droit, et le pied gauche ne tenait plus que par le tendon.

« Sur place la tension est palpable. Les familles accusent la police d’assassinat. Selon les proches et les riverains, comme ce membre du collectif « C’est la hass », il s’agit en effet d’une exécution pure et simple. Un policier aurait dit « Je vais tous vous tuer » avant de commettre un massacre de sang-froid. On parle aussi d’injures racistes. Tout ça est bien sûr à prendre au conditionnel.

— Quelle horreur ! lança Jocelyne, épouvantée. Des injures racistes, tu te rends compte ? »

Le colonel s’étonna qu’un flic ait sacrifié l’ordre social à sa misérable vie.

Il s’interrogeait. Quelles étaient les circonstances exactes du drame ? Il se méfiait un peu des journalistes, depuis son passage au service com’ de l’État Major, du temps où il était jeune officier. Certains d’entre eux parlaient avant de savoir, et ça n’amenait rien de bon.

« En attendant d’avoir par nos équipes sur place davantage d’informations, ce qui est compliqué en raison de l’intense émotion qui règne dans le quartier, rappelons qu’un récent rapport d’Amnesty International faisait état d’une recrudescence des brutalités policières, et pointait des manquements civiques graves chez les gardiens de la paix, comme des formules de politesse négligées, ou des contrôles d’identité disproportionnés, parfois suite à de simples caillassages… »

On parla ensuite du bien vivre ensemble, de symboles forts, d’ascenseur social en panne, de jeunes sans histoire, de dialogue qui passe mal, de quartiers déshérités, de cette honte à la française. On expliqua que l’émotion donnait déjà libre cours à la créativité. Chacun cherchait à exister avec son slogan, sa chronique, son dessin, en poussant devant les caméras son enfant,pour une belle récitation empreinte d’émotion. Écartez-vous, regardez-moi, voilà la preuve de ma bonté, voilà ma citation, ma profondeur, ma solennité, ma très grande douleur, voilà mes cris, mes larmes, mon idée, ma performance et ma bougie…

Des Brigades de l’Amour proposaient aux passants des câlins gratuits. La jeunesse, disait-on, s’inquiétait pour ses libertés fondamentales. Rivée à ses réseaux sociaux, elle se demandait ce qu’elle allait bien pouvoir s’empresser d’être, cette fois-ci, après Charlie, après Paris, après Auchan, et tout le reste. Je suis les jeunes ? Je suis la cité Taubira ? Vivement qu’on se décide. Puis, sur un ton légèrement menaçant, les autorités médiatiques, politiques, artistiques et quelques quidams, répétèrent qu’on ne pouvait pas stigmatiser, qu’on n’avait pas le droit de récupérer, de faire des amalgames, que ce serait honteux, indigne, indécent, inadmissible, qu’il fallait être bien vigilant pendant ce temps d’union sacrée.

Le colonel se demanda s’il n’y avait pas là-dedans un moyen de tenir l’opinion.

À la télévision, une foule hurlait devant des feux de poubelles renversées. On voyait des vitrines brisées, des véhicules incendiés, des pillards les bras chargés de matériel numérique.

« Dans les rues de Paris, la mobilisation citoyenne contre les violences policières et pour la solidarité a pris une ampleur spontanée… » Ailleurs, les jeunes des beaux quartiers défilaient pour soutenir leurs frères « relégués » des cités. Parmi eux, des musiciens, des artistes, des écologistes, des militants LGBT, mais aussi des associations de défense des animaux. L’opinion aurait pu basculer grâce au chien tué, mais on accusait les policiers de l’avoir abattu eux-mêmes, au faîte de leur folie meurtrière.

On parlait de provocation d’agents d’extrême droite. Les féministes mettaient en avant la qualité de la réaction de la policière, selon les premiers témoignages la seule qui fut apte à gérer sans violence cette situation de crise. Les hashtags #ExecutionAuFacies #LaPoliceTue #JetaisJeuneEtInnocent connaissaient un grand succès.

« Les réactions s’enchaînent, à l’instant ce communiqué de l’ONU, « La France doit entendre la colère de son peuple, et proposer autre chose à sa jeunesse que la brutalité policière et le ghetto. Il en va de la crédibilité morale de la nation des droits de l’Homme », fin de citation.
Le massacre, rappelons-le, aurait fait sept morts, dont un policier, ces six personnes désarmées auraient été abattues par la police sans motif valable,dit-on du côté du quartier, ce qui corrobore le témoignage de la gardienne de l’immeuble, ayant assisté à la scène et qui parle « d’exécution ».

Avant d’évoquer le fond de ce drame avec nos experts en dissensions périurbaines, il faut bien dire que nous recevons des dépêches assez alarmistes sur ce qui se passerait maintenant dans certains quartiers, que nous ne citerons pas afin de ne pas les stigmatiser, c’est d’abord ça notre travail de journaliste, il n’est pas question en cette période trouble de surfer sur les peurs, de contribuer à monter les Français les uns contre les autres, ni de faire le jeu de l’extrême droite…

— Surtout pas, approuva un intervenant. La plupart des citoyens de ces quartiers font preuve d’une dignité incroyable, compte tenu des circonstances. Les débordements, inévitables en de telles circonstances, feront comme toujours le lit de l’extrême droite.

— C’est d’ailleurs pour ça que nous avons pris la décision, en notre âme et conscience, de ne pas diffuser la réaction du leader d’un parti que nous nous refusons à nommer, tant il ne fait pas honneur à notre pays et à nos valeurs.

— Bravo.

— Nous vous tiendrons informés des événements, minute par minute. Sur le plateau pour en débattre, nos spécialistes politiques et sécurité, mais aussi Mehdi Nemmouche, le plus célèbre acquitté de France, et la chanteuse Hafiza, qui a interrompu la promotion de son dernier album, Faisons France, en raison des événements que l’on sait. Schmutz Schreiberling, on commence par vous, quel est votre avis sur ce drame national, qui nous bouleverse tous ?

— Oui il n’est d’abord pas inutile de rappeler, pour commencer, que dans le cadre de leurs communications radios, les policiers utilisent les termes U238 et U235 pour désigner les zones urbaines « enrichies » et « hautement enrichies », sous-entendu, de manière ironique et même raciste, ces quartiers multiculturels, comme s’ils s’attendaient à y vivre des situations explosives. Cet état d’esprit n’est sans doute pas étranger à ce terrible drame… »

Devant sa télévision, le colonel se radicalisait doucement. Il en était à son cinquième verre. Jocelyne semblait de plus en plus inquiète. À coup sûr il allait se mettre à râler, et serait bougon toute la soirée. Elle fit semblant de s’intéresser.

« Le procureur a parlé ?

— Il a dit qu’il fallait faire toute la lumière sur ce drame.

— Ah, très bien. Ça va dans le bon sens. »

Le colonel la regarda, avec lassitude et émerveillement, comme on regarde un enfant qui fait la même roue pour la centième fois. Jocelyne faisait partie de ces êtres humains rarissimes, capables d’apprécier le travail des chargés de communication.

« Ce sont nos valeurs qui sont en jeu. On a raison de parler de drame national. C’est la France qui est blessée, gravement, quand ses enfants tombent ainsi, sous les balles de la force dite publique, quelles que soient les circonstances exactes du drame.

— Puisse d’ailleurs ce drame rouvrir le débat sur la suppression de ces maudites armes de service, dont il est impensable d’avoir à se servir. La mission du policier est certes parfois un peu pénible, mais ne doit en aucun cas ajouter du crime au crime. C’est un échec social et humain du gouvernement qui avait vu un projet de loi en ce sens annulé, car la commission n’était pas paritaire mixte et le texte examiné comportait plusieurs adjectifs dont le genre n’était pas neutre, ce qui contrevenait à la loi sur les accords égalitaires pour une grammaire plus juste.

— Quelle incompétence ! lança Jocelyne.

— Il faut présenter au plus vite un nouveau projet de loi républicocitoyen. Pourquoi un policier aurait des droits supérieurs ? C’est instaurer un rapport de force d’un autre âge, un déséquilibre malsain, pervers, qui dans notre République n’a pas sa place, qui fatalement conduira à de tels drames. Et… Pardon. Je… Quand je vois ces images terribles… Il m’est difficile de continuer.

Le chroniqueur s’essuya les yeux. Zoom arrière. L’animateur lui prit la main. Zoom avant.

— C’est compréhensible. Nous sommes tous sous le choc ce soir. Et nous sommes tous solidaires des proches des victimes. Ils sont la France ce soir, et nous sommes tous citoyens de la France.

— Oui, puisse ce drame nous aider à nous unir, à nous rassembler, autour des valeurs de diversité, de laïcité et d’amour qui sont les nôtres et qui, je crois, sont au-dessus de toute violence… même si, pour ces familles, pour ce quartier, pour ces jeunes, ce qui s’est passé est épouvantable.

— Épouvantable. Quel choc… Je pense qu’il serait bon que le Président de la République lance, sans plus tarder, un appel clair à l’union nationale,contre tous ceux qui cherchent à nous diviser. »

« L’union nationale, c’est une sorte d’état d’urgence de la pensée unique. »

Ce fut sa grande saillie de la soirée, et le colonel n’en était pas peu fier. De son côté, Jocelyne avait l’air de trouver ça normal, l’union nationale. Elle se demanda pourquoi son mari n’était pas plus attentif aux missions de sensibilisation du service public.

À la télévision, un célèbre psychanalyste était en roue libre.

« Je ne dis pas que ça concerne tous les policiers, mais il est clair qu’un homme qui revêt un uniforme et porte une arme, qu’on prétend « gardien » d’un « ordre » un peu mystique, se sent aussitôt en droit d’exercer une forme de violence symbolique sur son prochain… »

Un reportage en direct montra des barres d’immeubles, non loin de la cité Taubira. Il en émanait d’épaisses fumées noires. Un flic criait quelque chose. Un photographe fuyait les émeutiers.

« La gauche de la gauche et les écologistes accusent le gouvernement de « jeter de l’huile sur le feu », et de persister à opposer la force à la démocratie, en préférant envoyer la police dans les cités, plutôt que d’y restaurer le dialogue. Notons toutefois que les militaires du plan Vigipirate niveau cramoisi ont été retirés des rues, en signe d’apaisement, dès que la situation s’est tendue, pour ne pas ajouter à la tension. Mais on me signale que le Président de la République s’apprête à réagir… »

Devant les drapeaux européens, le Président Jacques Chalarose, homme bedonnant, les traits lourds, l’œil sombre et humide, attendit quelques secondes. On voyait aux efforts grimaçants de sa face rougeaude – et propice à la gifle, de l’humble avis du colonel –, combien le premier acteur de France cherchait sa gravité.

« Chères citoyennes, chers citoyens.
Je veux d’abord vous dire toute mon émotion. Je suis, tout comme vous, profondément choqué, horrifié par ce que nous venons de vivre. C’est un attentat contre la République. Contre nos valeurs. Contre le très-bien-vivreensemble. Je veux que toute la lumière soit faite sur ce drame épouvantable.
Et je n’hésiterai pas à le dire aujourd’hui : il y a concomitance entre les mentalités d’une partie de la police, avec un climat entretenu par des politiciens irresponsables, et les insupportables événements qui viennent de se produire, que je condamne, avec la plus grande fermeté. J’en appelle à chacun : soyons dignes, à la hauteur de la dignité des victimes. Nepermettons pas l’instrumentalisation de ce drame à des fins politiques. Ne tolérons pas, qu’au nom de la haine, on tue ces jeunes une seconde fois. J’appelle chaque citoyen à se mobiliser en ce sens. J’appelle à l’unité dans cette épreuve. La République, une fois encore, est en danger. Ce danger est toujours le même : le visage barbare de l’extrémisme. Ce drame indécent, ce drame de l’intolérance, le plus sérieux depuis le début du Grand Enrichissement, doit nous engager à accélérer la venue des itinérants, mais aussi à sensibiliser, surveiller, sanctionner, lutter pied à pied contre le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme. Cela passera par de nouvelles lois, concernant notamment le contrôle des navigations sur Internet, que je laisserai mes ministres vous détailler.

Je fais tout ce qui est en mon pouvoir, pour le très-bien-vivre-ensemble. J’y consacre l’intégralité de mon action. Sous mon mandat, nous avons accueilli plusieurs millions d’itinérants, et nous continuerons à le faire, et à tout faire pour mieux nous y adapter. J’ai fait voter la loi portant à 60 % le minimum de logements sociaux dans les grandes villes. Nous avons introduit la mixité dans des zones rurales qui en étaient encore en souffrance. Nous avons débloqué plusieurs centaines de milliards d’euros en politique d’insertion, en politique d’aides, en politique de la ville. Ce n’est pas suffisant, il y a encore beaucoup à faire, et nous le ferons. Je veux encore une fois dire toute ma compassion et ma sympathie à ceux qui sont dans l’épreuve ce soir. Je suis, nous sommes tous, les victimes de la cité Taubira. C’est le pacte social qu’on a poignardé ce soir. L’indignation républicaine qui s’exprime aujourd’hui, que chérissaient les malheureux que nous pleurons, que je partage, qui est celle de tout mon gouvernement et qui est celle de tout un peuple, doit s’exprimer de manière citoyenne. Je veux dire à tous ceux qui sont meurtris aujourd’hui, par la folie d’un homme : l’État est à vos côtés. La haine ne passera pas ! Vive la République, vive la diversité, et vive l’enrichissement ! »

Sous les applaudissements, le Président quittait la tribune.

Jocelyne était bouleversée. Phalanges grippées sur le cristal, le colonel avait bu deux autres verres.

Les jacasseurs de service présumèrent un instant de l’envergure présidentielle, puis reprirent leur colloque visant à l’amélioration du monde.

« Encore une fois, nous autres stationnaires devrions nous demander comment mieux considérer les itinérants, leur mal-insertion, leur malamusement, parfois leur mal-vivre, et éviter la propagation d’idéesintolérables, qui mènent à de tels drames.

— Il y a le respect, le dialogue.

— Oui. C’est d’ailleurs sans doute dans cette optique que l’Élysée a fait savoir, dans un communiqué, que le Président acceptait une invitation à rencontrer les jeunes, les forces vives des quartiers enrichis, pour dialoguer en toute franchise. »

« Très bien, approuva Jocelyne. C’est exactement ça qu’il faut faire. »

Le colonel la regarda. Puis il regarda son verre. Puis il regarda le plafond. Puis il soupira.

PREMIER JOUR – 8

Morale, culpabilité et peur agissent comme des flics dans nos têtes.
— Feral Faun

PARIS, 5E ARRONDISSEMENT, 19 H 15.

Idriss portait son pantalon mauve fluorescent dont il était si fier, sans se préoccuper de l’auréole d’urine lui souillant l’entrejambe. Il n’était jamais venu au Jardin des Plantes. Il trouva pourtant ce qu’il cherchait.

Ils étaient trois, face à l’enclos des lamas. Des visiteurs. Des Blancs. D’après son assistante sociale, Idriss n’était pas vraiment raciste. Un peu revanchard peut-être. Sur les réseaux sociaux, il se vantait de baiser des Blanches, pour se venger de l’esclavage.

Les trois visiteurs semblaient captivés par la majesté de ce vieux lama gris, qui ruminait derrière sa barrière, en les toisant d’un œil fier. Idriss se plaça à côté d’eux, et les regarda.

Il y avait d’abord un Monsieur au large sourire, à la grosse voix aggravée par l’âge et les cigares. Il avait l’air de quelqu’un d’important. La dame semblait être son épouse, une gracieuse personne d’un mètre cinquante pour cent-dix kilos, qui mangeait sa mayonnaise au pot, et à qui le diététicien demandait toujours : « Quelles sont vos pistes d’amélioration ? »

Après avoir voulu prouver que les « rondes aussi pouvaient faire du sport », et suite à un grave accident vasculaire, elle avait laissé tomber toute activité physique. Quand elle disait à son mari « je vais me préparer », ça évoquait à ce dernier une préparation d’artillerie. Il la trompait avec tout ce qu’il employait, mais il la gardait, parce qu’elle ne le trompait pas. Et, de l’avis de Monsieur, que ça arrive un jour était à peu près aussi probable qu’elle se mette à sauter à la perche.

Le troisième visiteur était le plus absent. Il était le gendre des deux autres, le spectateur obligé de leur grande comédie. Jeune ingénieur, prié de révérer Monsieur, il était un captif fatigué, très fatigué, par son application à demeurer diplomatiquement dans l’ombre culturelle d’un imbécile, et de subir sans griffer la gentillesse de sa verrue de belle-mère, tout ça pour une fille stupide à laquelle le sort l’avait lié.

Des quatre visiteurs, Idriss seul avait eu vent de l’incident, lui, le vendeur de souvenirs. Son cousin venait de l’appeler pour lui raconter. C’était une déclaration de guerre. Cette pensée le dévorait. Une telle offense publique, contre ses frères… Les Blancs devaient payer. Dans sa tête, les idées défilaient. Vite, trop vite. Il allait devoir agir, pour les arrêter.

Le lama le regardait.

Sous sa veste, un couteau. Dans sa tête une question. Quand ? Soudain, le lama cracha. Ça fit rire les trois autres, mais ils s’interrompirent aussitôt, en constatant, au comble de la gêne, que lui ne riait pas. Pas du tout.

Un ange passa, les ailes tachées de sang.

Idriss rumina de plus belle sur les Blancs, leur racisme latent. Leur façon de faire comme si de rien n’était. D’avoir un ami Noir pour se rassurer, comme on a la dernière tablette à la mode. Eux-mêmes l’admettaient, à la télévision, ils étaient racistes. C’était à cause d’eux, malgré leurs paroles de serpent, que les Noirs demeuraient des citoyens de seconde zone. Pour l’heure tous les quatre vivaient ensemble.

Mais le lama, agité, pressentait que quelque chose allait se passer.

Ils l’avaient offensé. Leur rire. Le parfum de cette bonne femme. L’allure suffisante de l’autre. Le regard fuyant du petit. Ils l’offensaient. Leurs paroles incompréhensibles, leurs regards, leur souffle… Autant d’insultes. Que faisaient-ils là, à s’amuser ? Se réjouissaient-ils du massacre de la cage d’escalier ? Oui, répondait dans sa tête une voix, son guide. Oui. Ils se moquent de toi. Oui. Ta colère est juste.

Idriss était un « déséquilibré ». En devenir, puisqu’il avait su pourl’instant se tenir. Il s’était « radicalisé », comme s’apprêtaient à l’écrire des journalistes, en prison, sur Internet, et aussi un peu cet été à la plage, quand Céline l’avait repoussé. Son démon intérieur, d’abord relégué dans un coin, loin derrière l’indolence, la télévision, le hip-hop et les fast-foods, avait pris ces derniers mois beaucoup de place.

C’est lui qui tua les trois autres, au couteau, sous l’œil perplexe du lama. D’abord l’ingénieur, qui échappa un gloussement bizarre, puis le bourgeois, qui se vexa et mourut dans la même seconde. La lame mesurait trente centimètres. Dans le ventre, dans la gorge, à grands coups. Des jets de sang. Madame regardait ça, fascinée, comme on regarde quelqu’un vomir. Il n’y avait plus dans son être aucun instinct capable de réagir.

Le démon était puissant.

Son hôte avait compris qu’il s’appelait Islam.

Il criait « Allahou akbar ». C’était son cogito à lui, sa manière de dire « Je suis ».

Autour de lui la panique, et dans sa tête l’image étrange et fixe d’une bobine qu’on dévide de son fil.

Ces voix… Faire taire ces voix…

Le flic était là, immobile parmi les cris. Il avait sorti son arme.

À vingt mètres de lui, le fou frappa la grosse femme. Elle tomba à la renverse, un peu scandalisée.

Le flic ne tirait pas.

Le tueur se précipita au-dessus d’elle, frappa au ventre, à la jambe, vers l’épaule, avait l’air de ne pas savoir au juste où poignarder, tant chaque coup dans cette carcasse adipeuse semblait porter loin de l’organe vital.

Le flic ne tirait pas.

Idriss s’arrêta. Que faire ?

Ce fut le moment de l’histoire où ses voix l’abandonnèrent.

Il avait réussi. Il avait réussi à les faire taire.

Le flic ne tirait pas.

Ses voix à lui étaient là, et bien là.

« Si tu tires… c’est toi qui meurs. »

L’État règne par la morale, en dressant ses troupes, comme des chiens de cirque. En leur apprenant à respecter des tabous.

« Ne jamais tirer sur l’homme de couleur. »

L’État n’avait pas encore compris que cette morale soudain le menaçait.Que sa survie impliquait une subite transgression. Il lui faudrait du temps pour le comprendre. Durant cette période critique et jusqu’à nouvel ordre, ce policier, comme chacun de ses collègues, n’aurait qu’une idée fixe : éviter de nouveaux incidents, à tout prix, ce qui incluait son honneur et sa vie.

Il regardait cette bête enragée, écumante, le bras au couteau trempé de sang. Derrière lui un soigneur tenait Idriss en respect au bout de sa fourche, comme un rétiaire avec son trident. Des témoins approchèrent, toujours prompts à s’élever contre une quelconque brutalité policière. Ils furent refroidis par la vue des cadavres, de la femme agonisante, et de l’arme ensanglantée. L’un d’eux filma tout de même, ce qui était la moindre des choses ; ça ferait beaucoup de vues sur Internet, et peut-être qu’un journaliste achèterait la vidéo.

Le flic était terrifié. Idriss, les yeux morts, le visage ravagé de tremblements, leva son couteau et le pointa dans sa direction. Tout à coup, le tueur fit deux pas en avant. Le flic se crispa sur son arme.

Il ne tira pas.

Idriss fit alors volte-face, défia en souriant le soigneur à la fourche, puis approcha le groupe de visiteurs. Personne ne recula. Le dément ne comprenait pas pourquoi ces équilibrés-là ne le craignaient pas. Il frappa au bas-ventre une jeune femme, qui s’écroula. L’homme à ses côtés recula d’un pas. Un autre poussa un cri de surprise.

Le flic ne tira pas.

Déconcerté, Idriss s’éloigna à petites foulées.

Personne n’essaya de le suivre.

Le flic était blanc comme la mort.

Un homme lui disait : « Vous avez bien fait de ne pas tirer, dans le contexte. »

« Vous ne croyez pas que vous en avez assez fait pour aujourd’hui ? », lui demanda une femme, comme s’il était le monstre de la cage d’escalier.

« Ce n’est rien, ce n’est rien », murmurait la jeune fille, livide, gisant dans le gravier.

Plus loin on tentait de calmer la grosse femme, couverte de sang, qui hurlait et se démenait, sans parvenir à se relever. Le soigneur appelait les secours.

Durant tout l’incident, cet obsédé de guerre civile n’avait pensé qu’à ses deux éléphants, les nouvelles vedettes du Jardin des Plantes, baptisés Castor et Pollux, comme leurs illustres prédécesseurs. Si la situation devait dégénérer, il les libérerait. Pour leur laisser leur chance.

Hagards, les gens regardaient les blessés, se regardaient aller et venir, filmer, téléphoner, ne sachant que faire. Le soigneur tira de ce non-événement la morale suivante : la plèbe, en particulier la plèbe assermentée, avait compris le message, et quiconque, dans les prochaines heures, s’opposerait à l’Autre et à l’avènement du déséquilibre, serait gravement suspect. La police n’était plus nulle part ; mais il y avait dans chaque cervelle un flic. Un flic intraitable, et pas un instinct, pas une pensée, ne pourrait l’en déloger.

Idriss, c’était le cauchemar au milieu du rêve, c’était l’insurrection des faits. Il semait déjà la mort ailleurs, mais la correction des mentalités se poursuivait dans son sillage.

Ce n’était rien et personne n’en parla.

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3 Commentaires

  1. Il faut des cojones bien accrochées pour vivre l’adage médiéval : “fais ce que tu dois, advienne que pourra”
    La société ne vous accordera pas la même complaisance qu’à ses petits anges.

    Obertone avait tout compris.

  2. Il est bien Obertone, mais les gens sont tellement engourdis que je me demande ce qui pourrait les faire bouger
    90 morts au Bataclan = rien, 86 morts à Nice = rien
    Les viols les égorgements = rien
    La petite biche innocente Lola = rien
    ………………..