Guerilla – Tome 1: 4-6

PREMIER JOUR – 4

Nul ne mérite d’être loué de bonté, s’il n’a pas la force d’être méchant.
— François de La Rochefoucauld

PARIS, 6E ARRONDISSEMENT, 18 H.

Zoé ignorait encore tout de l’incident qui allait bouleverser sa vie. Elle était une blogueuse, une blogueuse influente. À Saint-Germain ce titre équivalait à une inscription au LOF pour un chien, une sorte de certificat de race pure.

Le devoir de savoir, sous-titré Le nombril de Zoé, était un blog souvent cité par les médias. Elle passait son temps à s’y lamenter du malheur des autres. Ses écrits reflétaient une sorte de naïveté péremptoire, une bonté simple et grandiloquente, une insouciance très sûre d’elle, qui plaisait beaucoup à ses « lecteur-rice-s ». Elle parlait souvent de politique, de questions liées au genre, luttait contre l’islamophobie, les préjugés, le racisme, les expulsions, soutenait les jeunes, les zadistes, les féministes, les minorités, les LGBT…

Sur les réseaux sociaux, elle était une lanceuse d’alerte, dénonçait les populistes, faisait rager les fachos, avec beaucoup d’ironie et d’inspiration. Elle faisait aussi la promotion des régimes aux algues, de la vie sans télé, de la sauvegarde des océans. Elle mangeait avec les doigts, comme elle l’avait appris au contact des Touaregs. Elle adorait voyager, en Amérique du sud, en Afrique, en Asie. Autour de son cou, le chèche réglementaire. Coiffure vaguement attachée, pas de maquillage. Elle ne voulait pas faire trop fille. Elle se laissait pousser les poils, pour se réapproprier son corps, échapper au diktat des hommes et au marché des cosmétiques.

Elle était un peu le cahier des charges de son époque, et elle était bien contente. Son père lui avait offert un voyage en première au Botswana, et elle venait de recevoir ses places VIP pour « Dealer de chattes », son groupe de hip-hop favori. Au grand village du monde, la fête devait battre son plein. Il importait que l’ambiance ne retombe jamais, pour ne pas favoriser les craintes et le repli sur soi. Il fallait d’ailleurs profiter de cette période apaisée : si l’on ne tenait pas compte des déséquilibrés, voilà plusieurs jours que les terroristes n’avaient pas fait parler d’eux.

Zoé marchait dans cette ville qu’elle trouvait si belle, si riche et si foisonnante, en pensant à son prochain article, qui dénoncerait le manque de sensibilisation des scolaires à la diversité de l’expression urbaine.

C’était un beau soir de novembre. Une heure s’était écoulée depuis l’incident de la cage d’escalier. Les ministres savaient ce que le monde ignorait encore. La vie suivait son cours. Zoé croisa trois itinérants, ceux que l’on nommait jadis clandestins, puis sans-papiers, puis réfugiés, puis migrants, qui se retournèrent sur son passage, et lui crièrent quelque chose. Elle fit un sourire, l’un d’eux eut un geste obscène, elle passa son chemin.

Plus loin, une « mal-abritée », enceinte, assise sur le trottoir, portait un écriteau demandant de quoi se nourrir. Avant même que Zoé n’ait le temps de lui offrir son sandwich vegan, la mendiante l’insulta copieusement. Zoé comprenait. Il était humiliant de se voir imposer sa nourriture.

Il en fallait bien davantage pour la déconcerter.

Au fond, Zoé se sentait comme tout le monde. Elle non plus n’échappait pas à la tyrannie des origines sociales, source de tant d’incompréhensions, d’inégalités et de détresse. On lui rabâchait qu’elle avait de qui tenir, ce qui était un peu vexant. Son père était en effet un des plus grands éditorialistes du pays, et ce n’était pas toujours facile à vivre. Il s’appelait Renaud Lorenzino. Tout le monde connaissait son nom. Il signait ses articles dans plusieurs grands titres, prestigieux comme des reliques, tout en s’opposant vivement à leur fusion. Il tenait à ce que le paysage médiatique conserve son apparente pluralité.

C’est lui qui donnait le la de toutes les analyses, de tous les décodages, de toutes les indignations. Il était capable de réagir cinq minutes après une dépêche AFP, mais sa spécialité était de laisser monter l’agitation autour d’un fait divers, de laisser ses brebis un moment s’égarer, fébriles et apeurées, puis d’intervenir, solennellement, de ramener tout le monde à son analyse, qui deviendrait alors, comme une évidence, la ligne de toute une corporation, detout un parti, de tout un pays.

Zoé le trouvait parfois un peu vieux jeu, un peu frileux sur le concept de transmédia – il lui prenait la tête avec sa déontologie –, mais elle était fière de lui, surtout de sa larme de fierté, quand elle lui avait présenté Moussa, « vigile, mais super cultivé », avec lequel elle s’était pacsée le mois dernier.

Elle n’oubliait pas sa mère, belle et brillante. Une psychologue engagée, de terrain, auteure du livre Admettre son racisme pour mieux le combattre, salué par la critique et vendu à soixante-quinze exemplaires. Ils formaient un couple très en vue du Tout-Paris, et pour Zoé un modèle de parents compréhensifs, ouverts, un peu excentriques…

Quant à elle, elle avait fait Sciences Po, une école de graphisme, et elle détestait le formatage. Elle voulait voyager, profiter, aider, faire des rencontres, écrire, bloguer, influencer, participer, débattre, vivre, être un acteur de la grande démocratie planétaire. Faire monde.

Ce soir, elle avait vernissage.

Il fallait bien que quelque chose, comme un signe, vienne assombrir ses belles perspectives. Dans un kiosque, un magazine à scandales faisait sa Une sur « l’insécurité », et parlait de la « préoccupation » des Français. Elle était choquée, outrée qu’on se fasse encore du blé là-dessus, sur la peur, sur le manque d’éducation des gens… Et comme ça, en public, dans la rue… Quelle violence. Elle n’aimait vraiment pas ça, et elle n’allait pas le laisser passer.

À bonne distance, elle prit une photo du kiosque. Non loin de là, un demandeur d’asile expulsé d’un café insultait le patron et le menaçait de tout casser. En terrasse, les quelques clients s’efforçaient de l’ignorer. Quand il vit Zoé, le réfugié parut tout oublier de son différend.

« Hé belle madame ! Tu veux pas qu’on se parle un peu ? »

Pressée de s’installer derrière son ordinateur, Zoé avait repris sa marche.

« Va crever, sale pute ! »

Ses idées d’articles lui venaient souvent comme ça, dans la rue, au hasard de ses indignations. Elle ne comprenait pas ce que ces journalistes xénophobes avaient dans le crâne. Et le pire, c’est qu’ils étaient fiers d’eux, fiers de défendre ce pays, comme si c’était le leur.

Zoé arriva enfin chez elle. Elle posa ses affaires sur son lit. Son téléphone vibra. Elle avait reçu un message, un message qui lui glaça le sang, mais qu’elle n’était pas vraiment sûre de comprendre.

PREMIER JOUR – 5

L’orgueil amène l’écrasement.
— Proverbe français

LA COURNEUVE, 18 H 30.

Jean-Rachid n’avait pris ses ordres de personne. Il n’avait pas reçu, lui, le SMS qui tournait déjà dans toutes les cités du pays.

« a partagé, 6 frère tuer par des haloufs. wlh. c la GUERRE »

Il était un cas à part. Le fou-fou du quartier. Quand il se disait pratiquant, on lui souriait poliment.

Il s’était inventé des origines berbères. Il vivait avec sa mère, Gilberte, la vieille dame des Restos du Cœur, qui organisait des distributions de vêtements et des lotos solidaires, qui connaissait chaque immeuble, chaque famille, et qui fermait les yeux sur les violences, les déprédations, la saleté, parce que tout ça, c’était la faute de la société. Il n’avait jamais connu son père.

Dans son panthéon il n’y avait que des footballeurs, des rappeurs, et quelques caïds du quartier. Le kebabier d’à côté, aussi, avec ses gros avantbras poilus et son regard de bourreau, qui tassait bien la viande et lui offrait toujours un supplément de sauce blanche.

Surchauffé, le quartier grouillait de monde. Un peu à l’écart, Jean-Rachid s’était installé dans sa Peugeot 405 grise, intérieur beige dépigmenté, troiscent-mille kilomètres au compteur. Elle démarra du premier coup, dans l’habituel crissement de la courroie d’alternateur. Il fit craquer la marche arrière, et sortit du parking, dans un bruit de rouille, de cardan et d’essieux. La 405 branlait de partout, les plastiques du tableau de bord semblaient prêts à s’en désolidariser. Elle faisait évidemment partie des véhicules interdits enville, par les normes anti-pollution. Il s’en servait peu, et par ici personne ne lui demanderait ses papiers. En tout cas ce n’était pas le jour de les lui demander.

Dans le rétroviseur, il vit ses yeux de chèvre, son visage tailladé et ses cheveux gras. Il se trouva beau. Jean-Rachid était quelqu’un d’original.

À l’angle de la rue, il tourna à droite, puis encore à droite, et il accéléra, pied au plancher, à fond de seconde. Le compteur monta, lentement, à 50, 60, il passa la troisième, 70, 80…

Non loin de là, au commissariat, on s’apprêtait à subir. Comme le prévoyait la procédure, on venait de transférer dans un autre service le policier « ayant fait usage de son arme ». En état de choc, sa jeune collègue était hospitalisée. Les rapports des indics sur zone étaient alarmants. Là-bas on appelait à exterminer du flic. Le matériel lourd était de sortie. Il fallait se préparer à faire face, tenir jusqu’aux renforts.

Le patron voulait de son côté tenter la conciliation. Adulé par sa hiérarchie, décrié par ses subalternes, connu pour son « indulgence », le commissaire avait plusieurs fois discuté directement avec les caïds locaux, pour arranger les situations de ce genre. Il parvenait assez bien à leur faire comprendre qu’avec lui ils ne seraient jamais en guerre, que c’était dans leur intérêt commun, et même qu’il fallait excuser le zèle de ses gars. Et que si de temps en temps un flic ou un jeune venait à morfler, ça ne devait pas tout remettre en question.

Le commissaire s’apprêtait donc à parlementer, et comme toujours, on chercha à l’en dissuader, en lui expliquant que cette fois ça ne ressemblait pas aux autres fois, mais comme toujours il avait voulu y aller. Seul, sans arme, et sans écouter personne. Le prix pour devenir un héros.

Consterné, son service le regarda partir. Il avait l’impression de devoir réparer toutes leurs conneries. Il était peu dire qu’il méprisait ses hommes. Des pleutres, des cons plein de principes… Il fallait les dresser, et il était là pour ça.

Il sortit. Il voulait y aller à pied. Le commissariat de quartier était un grand bâtiment de béton sale, au bout de l’avenue Diallo, à six-cents mètres de la cité.

Dans un crissement de pneus, la Peugeot 405 grise évita une balayeuse devoirie, pulvérisa la barrière du trottoir et percuta le commissaire à plus de 110km/h, soit avec une énergie cinétique de plus de cinq-cent-mille joules. Dans son élan, la voiture arracha son train avant sur les trois marches menant au commissariat, avant de se fracasser contre les portes du bâtiment, quelques piliers de béton et d’immenses panneaux de verre fumé.

Le commissaire fit une série de pirouettes en l’air et retomba quasiment au niveau du point d’impact. Un adjoint de sécurité, sorti avec lui, fut plus légèrement touché par la calandre de la voiture folle, dont la carcasse bloquait les portes du commissariat. Le carter émettait un sifflement et de l’huile brûlante s’en échappait.

Coincés à l’intérieur du bâtiment, les policiers cassèrent ce qui restait de baie vitrée pour se porter au secours de leur chef. Il était encore vivant, mais semblait déjà mort en dedans… Blême, presque inconscient. Nonobstant l’improbable position de ses jambes, totalement broyées par le choc, il devait souffrir de sévères lésions internes.

C’est donc environ une heure et demie après l’incident, qu’eurent lieu simultanément le premier acte de représailles, et la dernière tentative de conciliation.

Les secours arrivaient. Pour le commissaire, tension effondrée, pris de convulsions, les jeux semblaient faits. Policiers et pompiers tentaient de se dégager un accès à l’habitacle de la 405, coincée entre les piliers de béton, en tordant les montants des portières, en brisant ce qui restait des vitres. À l’intérieur il y avait cet homme, au rire fou, visage ensanglanté, la tête basculée en arrière sur un dossier de fauteuil brisé. Il ne portait pas de ceinture, ses jambes étaient disloquées sous le tableau de bord. Le volant, coupé en deux, lui avait profondément entaillé la mâchoire, dont une partie bayait dans le vide.

Il perdait beaucoup de sang. Précautionneux, les policiers tentèrent de le calmer, tout en jetant des regards nerveux vers le bout de l’avenue, d’où l’on s’attendait à voir surgir une horde armée.

Jean-Rachid avait mal aux jambes et à la tête, mais il était heureux. On lui essuya doucement le visage, on lui maintenait le cou. On le rassurait. Il avait accompli sa mission. Il serait un héros. Lui, Jean-Rachid, l’éternelle sangsue au QI de batracien, lui, le puceau débile au prénom de chaînon manquant, avait enfin réussi quelque chose et allait enfin devenir quelqu’un.On lui demanda de ne surtout pas bouger. Les médecins parlaient à voix basse.

On prit son pouls. Tout allait bien. On lui passa une minerve. Il sentit une piqûre. On prenait soin de lui.

Tout allait bien.

PREMIER JOUR – 6

L’habitude, ce confort mortel.
— François Mitterrand

PARIS, 8E ARRONDISSEMENT, 18 H 40.

Le Président de la République prenait son bain.

Sur son smartphone il tweetait son soutien à l’association des Ivoiriens de Paris victimes de trichomoniase, tout en se malaxant les testicules, vexé qu’aucune femme ne soit disponible pour le soulager.

On lui avait parlé de l’incident, opposant jeunes et policiers, susceptible de faire grand bruit. C’était l’occasion de gagner quelques points, et de faire oublier du même coup les derniers sondages et les chiffres du chômage, attendus avant la fin de la semaine.

Ses conseillers travaillaient sur une déclaration à chaud. Il avait eu brièvement Matignon, et l’Intérieur, pour accorder leurs éléments de langage.

« Grande douleur », « profonde émotion », « réaction d’une extrême fermeté », « engagements clairs ». Ton très solennel. Ne pas hésiter à en faire beaucoup. Yeux humides si possible.

Le ministre de l’Intérieur lui avait tenu la jambe, à propos de l’inquiétude de la hiérarchie policière. Il était question d’un quartier instable.

Le Président avait ri.

Il avait trop d’expérience en matière d’événements stériles pour s’inquiéter, et ces grands flics naphtalinards ne manquaient jamais une occasion de quémander.

Communication avant tout. Tel était le mot d’ordre, le seul, qui prévalait au palais, depuis des temps immémoriaux.

Il n’y avait rien au programme, ce soir, pour une fois. Un discours, quelques promesses, et tout était réglé. Ris de veau au menu. Et nuit avec Nashida.

Le Président se laissa glisser sous l’eau, et fit quelques bulles.

On frappa à la porte, encore.

« Direct dans quinze minutes, Monsieur le Président. »

Agacé, Jacques Chalarose dû se résoudre à quitter son bain.

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1 Commentaire

  1. GARDER la Tour Eiffel en bon état ,c’est important pour la suite /: quand le moment va arriver il faudra bien leurs apprendre à voler pour retourner au bled , donc du haut de cette grande dame il y a pas mieux pour apprendre ,et quand le niveau des morts aura atteint le sommet nous serons enfin de nouveau en FRANCE .