Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [22-23]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 22

L’affaire Notaras s’apaisait, trop vite au gré des maîtres à penser, lorsque éclata l’affaire sud-africaine. Dans la première, le sang coula. Dans la seconde, on ne trouve que des menaces, explicites, mais non suivies d’effet. « Quel dommage », conclut Clément Dio lors d’un comité de rédaction, « que ces salauds d’Afrique du Sud n’aient pas eu l’occasion d’un massacre ! Ne pouvaient-ils jouer leur rôle providentiel jusqu’au bout, non ? » Mais les deux affaires se ressemblent, par le parti qu’on en tira et les séquelles incurables qu’elles laissèrent dans l’opinion. Notons encore que si la flotte était passée par Suez, la conscience universelle eût manqué de temps et de stimulant pour achever la mise en condition de l’Occident. Peut-être est-ce une explication…

La flotte franchissait le tropique du Capricorne pour s’engager sous les latitudes de la République sud-africaine, quand certains journaux modérés d’Occident, probablement inspirés par leurs gouvernements – en France, un grand quotidien du soir – s’avisèrent d’une évidence géographique et économique à laquelle nul n’avait pensé. La flotte du Gange cherchait un paradis. Bon ! On se tenait prêt à l’aider, à l’accueillir, on n’était pas des brutes ! Mais pourquoi prendre tant de risques et poursuivre plus longtemps ce calvaire marin, pourquoi supporter d’autres souffrances alors que le paradis, justement, à bien regarder la carte, se présentait à portée de main : l’Afrique du Sud ! Suivaient des considérations laudatives et doucereuses sur la surface de l’Afrique du Sud, presque le triple de la France, sa faible population, le tiers de celle de la France, son climat prédestiné, son haut niveau technique et économique, ses fabuleuses richesses inexploitées… Dans ces conditions, pour quoi demander à la vieille Europe si lointaine ce qu’elle n’était même pas certaine d’offrir aux émigrants du Gange, malgré sa bonne volonté, en raison de difficultés surmontables, mais néanmoins réelles d’ordre climatique et démographique ? (Pour la petite histoire, notons que ces « difficultés d’ordre climatique et démographique », subtil euphémisme, s’inspiraient d’une intervention secrète et personnelle du président de la République. Timide essai de contre-feu moral qui ne fut pas suivi d’effet.) Venaient aussi des chiffres, bilans, statistiques, plans en tout genre : les ordinateurs répondent à n’importe quoi. Le financement ? Pas de problème. L’Europe se cotiserait. On enverrait argent, machines, techniciens, animateurs, médecins, instituteurs, tout ce que les Sud-Africains jugeraient nécessaire ! (Saluons les premiers symptômes de la panique : d’accord sur tout ! mais pas chez nous ! surtout pas chez nous ! Mais la panique n’est pas la peur salutaire. La panique liquéfie, annihile : nous le verrons.) Dans sa conclusion, l’éditorialiste écartait l’utopie d’un revers de plume. Hypothèse viable, raisonnable, humaine et porteuse d’espérance. Naturellement, il fallait consulter sans tarder le gouvernement sud-africain, prendre langue avec les leaders de la flotte. Peut-être la Commission de coopération internationale…

Ce fut un tollé.

Chez les serviteurs du monstre, on explosa. Apartheid ! Nègres en carte ! Dictature de race ! Honte de l’humanité ! La panoplie verbale y passa tout entière. Avec l’Afrique du Sud, bouc émissaire inusable, providence des belles consciences, il y a longtemps que plus personne ne prenait de gants. Confier un million de malheureux à peau noire à de pareils tuteurs, c’était les condamner à l’esclavage ! Arrière ! les modérés, les hommes du compromis ! Les hommes du Gange sont partis librement, et librement choisiront leur destin !… À trop crier qu’on les voulait chez nous, il y avait un risque. Celui d’effrayer l’opinion en exigeant d’elle une décision prématurée, au lieu de l’accoutumer doucement, ainsi que l’on s’y employait jusque-là, au renoncement mortel. Les grands ténors avaient senti le danger. À l’exemple de Clément Dio, ils gardèrent le silence et calmèrent leurs troupes imprudemment engagées – là aussi, faible chance manquée pour l’Occident ! – , pariant sur une réaction violente de l’Afrique du Sud, autrement payante pour eux. C’est exactement ce qui se produisit. L’incident de l’Immigration Act australien, mais amplifié au centuple et offert sur un plateau par des Blancs qui, cette fois, ne mâchaient pas leurs mots !

Assiégés dans leur patrie légitime, ayant rejeté Commonwealth et métropole, tous les ponts coupés derrière eux, l’État-tampon de Rhodésie ayant disparu dans le sang, le poids de l’Afrique pesant à leurs frontières et le poids du mépris du monde aux frontières de leurs consciences, minés de l’intérieur par des armées de pasteurs, de prêtres, de chanteurs et d’écrivains, les Afrikanders ne prenaient plus de gants non plus. Alors que le XXe siècle s’achevait dans la haine inexpiable de l’hégémonie blanche, ils s’obstinaient à proférer des horreurs. Ils le faisaient exprès. Ils y prenaient plaisir. Puisqu’on les abreuvait d’insultes, autant que cela vaille la peine ! Une autre planète, décidément ! Il n’y eut pas de communiqué officiel, mais une brève conférence de presse tenue par le président d’Afrique du Sud en personne. Nous n’en donnerons ici que des extraits essentiels. D’entrée, le Président attaqua, s’adressant au groupe compact des correspondants étrangers de la presse occidentale :

— Comme à l’habitude, je sais que vous êtes venus en ennemis. Tout à l’heure, nos télex et nos téléphones seront à votre disposition pour transmettre au monde entier vos sempiternelles indignations. La république d’Afrique du Sud est une nation blanche où vivent quatre-vingts pour cent de Noirs et non, ainsi qu’on nous le souhaiterait au nom d’une égalité illusoire, une nation noire où vivent vingt pour cent de Blancs. C’est la nuance essentielle. Nous y tenons. C’est une question d’ambiance, de climat mental, vous n’y comprendrez jamais rien. Venons-en au fait. En ce moment, à cent milles au large des côtes de notre pays, très exactement, selon les derniers rapports, à la latitude de Durban, s’avance vers Le Cap une flotte d’envahisseurs en provenance du tiers monde. Ses armes sont la faiblesse, la misère, la pitié qu’elle inspire et la valeur de symbole qu’elle a prise dans l’opinion universelle. Ce symbole est celui de la revanche. Et nous autres, Afrikanders, nous nous demandons sans comprendre par quel masochisme le monde blanc en est venu à souhaiter cette revanche contre lui-même. Ou plutôt, nous comprenons trop bien. C’est pourquoi, ce symbole, nous le rejetons, avec d’autant plus de force qu’il s’agit justement d’un symbole. Pas un immigrant du Gange, pour quelque motif que ce soit, n’entrera vivant sur le territoire de la république d’Afrique du Sud. Vous pouvez poser vos questions.

Q. – Faut-il comprendre, monsieur le Président, que vous n’hésiterez pas à ouvrir le feu sur des femmes et des enfants désarmés ?

— Je m’attendais à cette question. Évidemment, nous tirerons, sans hésiter. Dans cette guerre raciale qui fait rage, la non-violence est l’arme des multitudes. La violence celle des minorités attaquées. Nous nous défendrons. Nous serons violents.

Q. – Supposons que la flotte du Gange ait choisi de débarquer en masse sur les côtes d’Afrique du Sud. Donnerez-vous l’ordre de la détruire tout entière ?

— Je crois que la menace suffira pour décourager l’invasion, car je vais vous donner mon sentiment : cette flotte navigue vers l’Europe et ce genre de question, c’est vous-mêmes qui vous la poserez d’ici à quelques semaines. Mais je veux bien vous répondre sur le principe car c’est ce que vous souhaitez, n’est-ce pas ? Oui, s’il le fallait, nous détruirions cette flotte à la bombe. Hiroshima, Nagasaki, Dresde, Hambourg et autres villes rasées en d’autres temps : qui s’est soucié, à l’époque, du prix payé pour arracher la victoire, de ces millions de victimes civiles et désarmées, en majorité femmes et enfants, brûlées, déchiquetées, ensevelies ! C’était la guerre ! J’étais enfant, mais je m’en souviens très bien : on applaudissait ! Aujourd’hui, la guerre a changé de forme, voilà tout ! Tout ce que je peux ajouter, c’est que si nous devions la faire, nous la ferions tristement…

Ce fut sans doute le seul mot non préparé que laissa échapper le Président, toute agressivité apaisée. Un mot sincère. L’expression navrée d’un homme sensible contraint de tuer son chien devenu enragé. Le mot fit le tour du monde. Le Clunch, hebdomadaire satirique anglais particulièrement féroce, publia son meilleur dessin depuis longtemps. On y voyait le Président sud-africain, au centre d’un cachot, couteau de boucher à la main, penché sur un Hindou squelettique et nu, bras et jambes écartés, lié à un chevalet de torture. Aux murs du cachot, des tenailles, fouets à crocs, carcans à pointes intérieures, bracelets à vis, un gros compteur électrique et un chalumeau à souder. Sur le sol, une baignoire, une roue, une cage de fer emplie de rats. Le prisonnier dégouline de sang et de son oeil valide fixe le Blanc au couteau d’un regard terrorisé. Le visage du Président ruisselle de larmes. Légende : « Hélas ! mon pauvre ami ! c’est la guerre ! Et maintenant je vais être obligé de vous tuer tristement… » Ravivé en couleur, le dessin de Clunch trôna durant une semaine à la devanture de tous les kiosques de France, sur la page de couverture de La Pensée nouvelle. La Grenouille fit mieux encore, sur toute la largeur de sa première page. Cette fois, le Président sud-africain figurait en général boer, débonnaire paysan barbu au gros ventre bardé de cartouchières et de revolvers, pipe aux lèvres et bord du chapeau de feutre relevé sur le côté. Assis au bord de l’eau, il contemple la mer. Autour de lui, la campagne est jonchée de cadavres, de potences garnies de pendus. On aperçoit des barbelés derrière lesquels s’entassent des silhouettes noires. L’énorme Président est assis sur un amas de corps vivants qu’il étouffe de son poids. Au loin, sur la mer, passe la flotte du Gange, bateaux stylisés d’où émergent simplement des bras qui s’agitent. Légende : « Désolé de ne pouvoir vous accueillir chez nous ! Mais nous avons déjà nos nègres heureux… »

Photographiquement agrandis et collés sur des pancartes, ces deux dessins firent le tour des ambassades d’Afrique du Sud dans toutes les capitales occidentales, voilés de crêpe et tendus par des manifestants qui, à la non-violence, ajoutaient cette fois le silence. Nul slogan, nul cri. Les cortèges défilaient lentement, sans un mot. Certains s’étaient entravés bras et jambes avec des cordes, à la façon des chiourmes d’autrefois. À Paris, lors d’une réception officielle, le ministre Jean Orelle refusa la main que lui tendait l’ambassadeur d’Afrique du Sud et lui tourna le dos ostensiblement. « Quel dommage », murmura l’ambassadeur, qui parlait notre langue comme un Parisien, « qu’un ministre fût aussi bouché ! » Ramassé par un échotier, le mot courut Paris. Amplifié par la presse écrite et parlée, il créa un début d’incident diplomatique lorsque Albert Durfort se chargea d’y répondre : « Et quel dommage, monsieur l’ambassadeur, qu’un Africain du Sud fût aussi un boucher ! » Boris Vilsberg fit un autre mot : « Nous voilà désormais blancs de honte ! » « Rouges ! Pas blancs ! » dit Marcel, « sait plus causer français ? » Après quelques instants, Josiane lui répondit : « Blancs de honte, parce que, après des histoires pareilles, on devrait tous avoir honte d’être blancs ! » Et voilà. Trois salons célèbres du XVIe arrondissement condamnèrent leurs portes aux diplomates sud-africains. L’une des hôtesses conclut de façon charmante : « Bah ! On les remplacera par des Nègres, voilà tout ! Croyez-vous qu’il s’en rencontre à Paris de suffisamment pauvres ? Je trouve les diplomates noirs beaucoup trop bien habillés. Ils devraient se surveiller. En ce moment, ils commencent à me choquer. » La vieille Esther Bacouba surgit tout armée des oubliettes de la mode. Elle ne chantait plus, elle fredonnait, sa voix d’or cassée par l’âge, mais sous les cheveux blancs et crépus, le visage noble et beau réussit des miracles. Au Palais des Sports, on s’entassait pour l’entendre. Pour elle, Clément Dio revint à la chanson engagée. Jadis parolier célèbre, on se souvient de certains de ses titres : « Paris, je te hais ! » ou : « Je suis un bouc triste et je m’appelle Ahmed », et la si amusante samba : « Mes seins blancs sur tes cuisses café… » Pour Esther retrouvée, il écrivit « La ballade de la dernière chance », sur trois notes arrangées par un cithariste indien. Vingt-cinq couplets. Un bon quart d’heure. Un Palais des Sports saisi par le silence, pétrifié d’émotion, plongé dans l’obscurité et, seule, comme portée sur le podium par un mince pinceau lumineux, la vieille chanteuse noire qui fredonnait, les yeux clos, les mains jointes :

Bouddha et Allah

Sont allés saluer le petit Dieu chrétien

L’ont décloué de sa croix Essuyé son visage déçu

L’ont assis parmi eux

Tu nous dois la vie, petit Dieu

En échange, que nous donneras-tu ?

Je vous donnerai mon royaume

Car le temps des mille ans s’achève

Et s’achève le temps des mille ans…

… Entraînèrent petit Dieu dans la ronde

Ronde autour de la croix vide

Puis se mirent au travail

Charpentiers tous trois ensemble

Avec les morceaux de la croix

Construisirent un grand bateau

Car le temps des mille ans s’achève

Et s’achève le temps des mille ans…

S’acheva le temps des mille ans et vogua l’armada de la faim, portée sur trois notes voilées, une cithare et le souffle d’une grande voix brisée, vogua la flotte sur cent mille jukebox, oscar de la chanson, best-seller mondial du disque, tube génial et mortel, glissant sous les néons des drugstores et les électrophones des bourgeois fatigués, repris sous les voûtes des cathédrales par des choeurs de païens à guitare tandis que le vieux prêtre lève un regard soumis vers les anges noirs, dansé dans les soirées d’amour triste, fumé au hasch et à la marijuana, courant les rues et les couloirs du métro par la bouche de jeunes mendiants, et au vent dominant des ondes, dix fois dans la journée et la nuit poursuivant sa route tandis que fredonnent les chauffeurs de poids lourds, les enfants qui s’endorment et les couples qui se déshabillent sans plus se regarder : « Et s’achève le temps des mille ans… » Ah ! La puissance d’une belle chanson ! Paroles du Grand Inconnu, inspirées à Clément Dio. Peut-être est-ce une explication…

Après cela, dans quel recoin de soi-même, au fond de quel labyrinthe d’idées reçues et de sentiments imposés faudra-t-il fouiller pour y trouver un reste d’odieux courage à opposer à la pitié ? Inutile de refaire le compte des mandements d’évêques, éditoriaux de presse, pétitions de ligues, rédactions d’enfants, sermons de professeurs, prises de conscience en tout genre, colloques d’irresponsables, propos de living, mots de salon, larmes vulgaires : bien plus que pour l’affaire australienne, ou celle du capitaine Notaras, le volume s’en est enflé. Sans heurts, car la bête veille à ce que l’opinion se satisfasse dans la passivité. Active, qui sait si elle ne se serait pas brusquement affolée ? L’affaire sud-africaine a rempli son office, pipée comme les précédentes, dénaturée, tronquée de son contexte. Les serviteurs du monstre se réjouissent en secret. Tout est prêt pour le dernier acte.

Dans la machine bien huilée, il y eut cependant un raté, suivi d’une parade sans bavure qui éclaire l’extrême habileté de la bête quand survient un fait qui l’irrite, en travers de ses plans. Après les déclarations violentes de leur Président, on se demande pourquoi les Afrikanders tentèrent quelques jours plus tard de se transformer, de façon inattendue, en soeurs de charité ? La flotte franchissait le cap de Bonne-Espérance et entrait dans les eaux de l’océan Atlantique, route au nord-nord-ouest, s’éloignant déjà des côtes d’Afrique, lorsqu’elle fut abordée pacifiquement par une flottille de chalands de la marine de guerre sud-africaine. Journalistes et photographes, invités par le gouvernement, suivaient l’opération. Elle ne dura pas plus d’un quart d’heure. Personne ne prit pied à bord des navires de l’armada, aucune parole ne fut échangée, suivant les ordres très stricts de l’amiral sud-africain. L’indifférence et le silence dont les immigrants ne se départirent pas un instant auraient d’ailleurs voué à l’échec toute tentative de contact. L’Afrique du Sud se contenta de ravitailler le Gange ! Tout avait été minutieusement préparé. Sacs de riz liés en palanquées, containers d’eau douce, caisses de médicaments furent transbordés en un temps record. Après quoi chacun repartit de son côté, l’armada vers le large et vers le Sénégal, les chalands vers le port du Cap. C’est alors que se produisit l’invraisemblable. Il ne fallut pas moins de toutes les jumelles des officiers et des journalistes, braquées ensemble sur la flotte du Gange, pour que soit admise l’impossible évidence : la flotte rejetait à l’eau tout ce qu’on venait de lui offrir ! Soudain réveillée, la fourmilière s’était animée, comme prise de folie. Sur les ponts des navires, la foule faisait la chaîne. Les sacs de riz passaient de main en main jusqu’au plongeon final dans l’océan où ils coulaient en chapelet. Par groupes d’une cinquantaine, des hommes s’acharnaient sur les containers d’eau, avec leurs épaules, avec des leviers, parvenant à les basculer l’un après l’autre dans la mer. Surnagèrent seules les caisses de médicaments, plus légères, marquant le sillage de la flotte d’un pointillé dansant. Cessa d’un coup le pointillé. Il n’y avait plus rien à jeter. À bord des chalands sud-africains, la stupeur avait ouvert des bouches qui mirent quelque temps à se refermer. A-t-on jamais vu des affamés se conduire de si étrange façon ? De toutes les explications qui furent données sur le moment, celle de l’amiral sud-africain paraît la plus sensée. Débarquant au Cap, entouré par une meute de journalistes qui l’accablaient de questions, l’amiral, mains dans les poches, se contenta de hausser les épaules d’un air profondément dégoûté.

Admirons l’intelligence de la bête ! Applaudissons sa dextérité ! La voilà entravée dans son élan, flairant quelque chose qui la gêne et qui n’est rien d’autre qu’un acte de charité. Tardif, libératoire, entaché de remords, voire enlaidi par d’obscurs calculs, tout ce que l’on voudra, mais très humain quand même. Car il y a eu contact, ou presque. Une main secourable s’est tendue, charnellement. Dans l’opinion molle, voilà qui risque de rendre les Afrikanders tout bonnement sympathiques ! Des racistes sympathiques ? Danger ! Halte-là ! Après cinquante années de bourrage de crâne, l’Occident se retrouve et s’abrite du péril derrière des murailles neuves : catastrophe pour la bête qui voit s’échapper sa proie ! Ah non ! Ce serait trop commode ! Mais ce n’est pas un phénix qui s’est envolé des cendres occidentales, à peine une faible mouche égarée. D’un revers de griffe, la bête l’attrape et l’écrase. Sympathiques, les Africains du Sud ? La bête n’en fera qu’une bouchée !

La presse occidentale nous renseigne avec éloquence. Inutile de lire en détail, les gros titres suffisent : « Cinq questions et leurs réponses sur la pseudo-générosité sud-africaine » (Londres, modéré). « Pretoria : Bon voyage et au plaisir de ne jamais vous revoir ! » (Paris, modéré.) « Chantage à la misère » (La Haye, gauche). « Et s’ils avaient voulu les empoisonner ? » (Paris, gauche à sensation.) « Faire l’aumône ne résout rien » (Turin, modéré). « Afrique du Sud : charité insultante » (Paris, extrême gauche). « Tenez, mon brave, allez voir plus loin si j’y suis ! » (Francfort, gauche.) « Armada : tentative d’empoisonnement déjouée » (Rome, extrême gauche). « Les casse-croûte de Ponce Pilate » (Bruxelles, modéré). « Riz sud-africain au fond de l’eau : l’armada choisit la dignité » (New York, modéré). « Les hommes du Gange refusent le compromis » (Paris, gauche).

Le dernier titre cité coiffait l’éditorial de Clément Dio. Pas une ligne, dans son journal, sur l’absurde hypothèse de l’empoisonnement. Il ne mangeait pas de ce pain-là. Mais que les chaumières en fussent horrifiées, voilà qui l’arrangeait bien, en toute innocence. Lui se contentait, à son habitude, d’approcher la vérité au plus près. Pas trop, car elle n’était pas bonne à publier sans fard, mais suffisamment pour que sa conscience de bon journaliste en sorte intacte à ses yeux. Un jeu de balance auquel il excellait et qui le rendait redoutable lorsqu’il lâchait la bride à sa sincérité. La vérité, il l’avait devinée, seul ou presque seul. Il l’avait débusquée d’autant plus facilement qu’elle était de même nature que sa haine. L’armada de la dernière chance, sur la route de l’Occident, se nourrissait de haine. Haine quasi philosophique, si pure et profonde qu’elle ne se traduit plus en termes de revanche, de mort ou de sang, mais rejette simplement dans le néant ceux qui en sont l’objet. En la circonstance, les Blancs. Pour les croisés de la faim en route vers l’Europe, les Blancs n’existent plus. On les nie. Le paradis a déjà changé de mains et la haine fortifie la foi. C’est ce que Clément Dio tentait d’exprimer sans se trahir, ni les trahir : « Les hommes du Gange refusent le compromis. »

Ce même jour, Jules Mâchefer reçut un deuxième envoi anonyme, de deux cent mille francs. Sur la première liasse du paquet était épinglée une feuille blanche, avec quatre mots dactylographiés, sans signature : « Ne tardez pas trop ! » Mais cette fois, une main avait ajouté hâtivement, au stylo : « Je vous en prie ! » D’autres tentatives de même nature coururent en secret le nouvel underground. Le directeur d’Est-Radio, où s’illustrait Albert Durfort, reçut à son domicile un million de francs qui ne l’étonnèrent pas trop, accompagnés de cette interrogation : « Faudra-t-il payer les requins aveugles pour entendre un autre son de cloche ? » Lui non plus ne pouvait rien, pas encore. Il le fit savoir à demi-mot.

S’accrochant à son plan de bataille, Mâchefer joua le mort dans sa tranchée. En première page de La Pensée nationale, comme d’habitude, parut la carte géographique où s’inscrivait chaque jour l’itinéraire de la flotte, trait continu pour le chemin parcouru, pointillé pour la route à venir. Au-dessus, un titre en gras, sur huit colonnes ;

PLUS QUE 10 000 KILOMÈTRES

AVANT LA VÉRITÉ !

Dix mille kilomètres…

Est-ce loin ? Ou tout près ? Demain ? Ou jamais ? Qu’est-ce qu’on joue de drôle, ce soir, à la télé ?

CHAPITRE 23

XXIII

Quinze jours plus tard, seul le titre avait changé, marquant la nouvelle position de la flotte : « Plus que 5000 kilomètres avant la vérité ! » Entre-temps, il ne s’était rien passé. Le grand silence. La météo au beau fixe. Familière et lointaine, l’armada invisible sur une route maritime désertée. L’opinion au régime de croisière, acquise au mythe de la fraternité, chantant « La ballade de la dernière chance », écoutant Rosemonde Réal proclamer les résultats de son grand concours de dessins d’enfants. Thème du concours : le Gange chez nous. Sous le haut patronage de M. Jean Orelle, Prix Nobel de la paix, ministre de l’Information et porte-parole du gouvernement, les meilleurs dessins furent exposés au Petit Palais. Éclairés, encadrés, programmés sur velin, légendés en lettres d’or, classés par sections : à la maison, à l’école, à l’hôpital, à l’usine, aux champs, dans la rue… On avait dépensé beaucoup d’argent. Une publicité monstre, où tout ce qui comptait à Paris voulut placer son écho. Le jour du vernissage vit une telle bousculade de célébrités que l’on reconnut aussitôt l’événement mondain de l’année. Cinq peintres célèbres, belles consciences et milliardaires, solitaires fuyant à l’ordinaire les honneurs dont on les accablait, quittèrent pour un soir leurs châteaux au soleil. Les voûtes du Petit Palais, truffées de journalistes à micro, retentirent de leurs exclamations éblouies. Les jeunes artistes s’étaient particulièrement distingués. Jamais l’enfance irresponsable n’avait prodigué tant de talent. Et personne pour faire remarquer que les chefs-d’oeuvre d’enfants, ces nains à demi fous, relèvent de la psychiatrie. Devant une gouache éclatante où gesticulait sur fond rouge une sorte d’arlequin qui avait un pied noir, l’autre blanc, un mollet noir, l’autre blanc, une cuisse noire, l’autre blanche et ainsi de suite jusqu’au visage divisé en quatre quartiers, le ministre marqua le pas. « Voilà », dit-il, « de la bonne peinture. Il n’y a pas de talent qui ne vienne du coeur, pas de génie sans âme. Méditons la leçon de ces enfants. » Médita M. Jean Orelle, Prix Nobel et ministre, conseiller des grands de ce monde, tandis qu’un léger pincement à l’estomac, une angoisse douloureuse, lui rappelait l’existence de son mas en Provence, douze pièces meublées à son image, un jardin frais, une chaise longue sous les tamaris et un million de squelettes gesticulant au portail… Il n’ajouta pas un mot. On était habitué à ses bizarreries. La presse le décrivit : « bouleversé par l’émotion et fidèle à lui-même ». Fidèle, certes, mais au prix de quels tourments, le renoncement au bord des lèvres et son passé comme une sentinelle armée, montant la garde au ras des paroles, dans cet étroit couloir où la pensée devient phrase. Quant au dessin, il fut vendu cent mille francs au profit de l’accueil aux immigrants du Gange et l’on trouva vingt collectionneurs pour se le disputer. Dieu sait où il est, maintenant, et de quel oeil le regarde son heureux propriétaire…

Peu de chose, en vérité. Jusqu’au pont aérien de São Tomé. Pont aérien : spécialité de l’Occident lorsqu’il lui prend fantaisie de s’intéresser à son prochain. Possède l’énorme avantage de relier très provisoirement deux rives extrêmement éloignées, l’une où se tient le prochain aux abois, éperdu de reconnaissance, l’autre d’où l’Occident, se jugeant à l’abri, adresse des signes amicaux en célébrant le départ des avions. Très commode dans les cas graves, parce qu’il donne bonne conscience. Peut accessoirement servir à quelque chose, bien que ce ne soit pas du tout le motif profond de ses inventeurs. Celui de São Tomé ne servit à rien du tout, sinon à plonger l’opinion dans un début de perplexité. Il fut l’oeuvre de la Commission de Rome, laquelle, tournant en rond au fil de ses séances stériles, jugea le moment venu de risquer une mise sur le tapis. Il était temps. L’ONU parlait déjà de se saisir du problème et qui sait ce que ces gens-là sont capables d’inventer lorsqu’on les laisse jouer entre eux, tiers monde majoritaire, avec l’impérialisme, le racisme et autres joujoux du même genre ? Siégeant seuls à la Commission de Rome, les gouvernements occidentaux tenaient le ballon. Si brûlant qu’il fût, ce n’était pas le moment de faire des passes au tiers monde. Le pont aérien de São Tomé mérite de passer à la postérité. Un monument d’inutilité, quelque chose comme la tour Eiffel.

On s’était avisé qu’en franchissant l’équateur, la flotte du Gange allait se rapprocher des côtes d’Afrique, plus exactement de l’île de São Tomé, république indépendante ex-portugaise qui servit de porte-avions naguère, à l’armée américaine, et dont l’aérodrome offrait encore de beaux restes. Depuis la base de São Tomé, décida la Commission de Rome, on ravitaillerait l’armada. Ce que les Africains du Sud avaient manqué, on le tenterait à nouveau, mais entre gens de bien, pour la bonne cause. On montrerait à ces malheureux, et au monde entier, le vrai visage de la race blanche ! Sur l’aérodrome de São Tomé, ce fut aussitôt la ruée. Le carrousel de la charité, cent avions attendant leur tour d’atterrir sous le ciel plombé de l’équateur. La curée ! Un morceau de choix de bons sentiments. Une pièce montée d’altruisme. Un chef-d’oeuvre de pâtisserie humanitaire, fourré d’antiracisme à la crème, nappé d’égalitarisme sucré, lardé de remords à la vanille, avec cette inscription gracieuse festonnée en guirlandes de caramel : mea culpa ! Un gâteau particulièrement écoeurant. Chacun voulut être le premier à y mordre. Poussez pas ! Il y en aura pour tout le monde ! Jolie fête. L’essentiel était d’en être, l’important de se montrer, le principal restant évidemment de le faire savoir.

L’avion blanc du Vatican se posa seul, nettement détaché, avec plusieurs longueurs d’avance. Toujours et partout, l’avion du Vatican arrivait le premier. À croire qu’on le tenait prêt à partir jour et nuit, chargé de médicaments, de dominicains en jeans et de pieuses missives. Probablement volait-il à la vitesse supersonique des symboles. Pour l’équiper, le pape Benoît XVI{21} se dépouillait de tous ses biens et des dernières apparences du luxe pontifical. Mais comme il survivait encore à travers le monde, surtout dans les paroisses les plus humbles et les plus arriérées, trop de catholiques bornés et superstitieux, incapables d’imaginer un pape pauvre sans apparat, les dons affluaient aussitôt. Avec une régularité navrante, on le refaisait riche. Il voulait rester pauvre. Heureusement que l’avion blanc était là pour le tirer d’embarras ! Un pape sympathique aux médias, qui avait épousé son époque. Bonne page de couverture ! On le décrivait se nourrissant d’une boîte de sardines, avec une fourchette de fer, dans sa petite cuisine-salle à manger sous les combles du Vatican. Quand on songe qu’il habitait Rome, ville éclatante de santé, pétante d’une richesse bien gagnée au fil des siècles, on se dit qu’il y mettait vraiment du sien, cet unique Romain mal nourri. Il restait aussi quelques Romains indécrottables pour l’en mépriser vaguement. Son avion arriva le premier à São Tomé.

Éternel second, mais à peu de distance, atterrit l’avion gris du Conseil oecuménique des Églises. À la différence de l’avion papiste, le choix de ses voyages procédait d’une intention plus sélective et chaque voyage était un combat. En débarquaient des pasteurs de choc, animés d’une haine sacrée pour tout ce qui représentait la société occidentale moderne et d’un amour immodéré de tout ce qui pouvait lui nuire. Dans un communiqué récent qui avait fait quelque bruit, le Conseil oecuménique avait exprimé « sa certitude que la société occidentale moderne n’est pas réformable et qu’il fallait donc la détruire pour élever sur ses ruines, avec l’aide de Dieu, un monde nouveau qui fut équitable pour tous ». La charité est une arme de combat bien commode, dès lors qu’on l’emploie à sens unique. On ne voyait jamais l’avion des pasteurs voler au secours de la détresse non engagée, tremblement de terre en Turquie ou inondation en Tunisie. En revanche, il ravitaillait sans relâche les camps palestiniens, maquis salvadoriens, armées de libération bantoues, partout où la haine l’appelait d’une voix aussi puissante que celle de la misère. Et si la plupart des pasteurs ne joignaient plus, depuis longtemps, d’évangiles à leurs colis de vivres, peu leur importait puisqu’ils le vivaient, leur évangile. « Christ a toujours lutté, tout au long de sa vie, contre les pouvoirs et les religions établies », avait précisé le Conseil oecuménique. Contre le pouvoir blanc et la religion chrétienne, les pasteurs marchaient au combat par misère interposée. Au large de São Tomé naviguait une armée en campagne. L’avion des pasteurs se posa lourdement, bourré de calories jusqu’à l’empennage.

Atterrirent ensuite les avions neutres, volant au nom de la conscience universelle, celui de la Croix-Rouge, notamment, puis les jumeaux suédois et suisse (charité tous azimuts : rempart de la neutralité dorée), les gros cargos aériens des principaux gouvernements d’Europe, dont tous les convoyeurs étaient agents secrets chargés d’une mission identique (savoir où va la flotte ? chez le voisin si possible ?). Enfin, fermant la ronde, ceux que l’on peut appeler les avions cocasses. Le plus beau : un Boeing de l’Ordre souverain de Malte, étincelant comme un chevalier en armure, croix aux quatre triangles frappée sur la queue et les ailes, armes polychromes du Grand Maître déployées comme des moustaches de chaque côté du nez. Tandis que les douaniers noirs de la république de São Tomé, pour qui c’était enfin jour de gloire, inventoriaient d’un air soupçonneux le chargement de l’avion, en sautèrent plus ou moins lestement un lieutenant général échappé du Jockey-Club, un connétable perdu pour le golf du week-end, trois baillis dont un vieux duc, tous titrés comme des Grands d’Espagne, et une noble princesse en voile d’infirmière, dame d’honneur et de dévotion, un sourire radieux aux lèvres, dont les premiers mots, sitôt le pied mignon posé sur le sol africain, exprimèrent une sympathique impatience : « Qu’on me conduise à ces pauvres petits, que j’aille vite les embrasser ! » On dut lui expliquer que les pauvres petits naviguaient quelque part au large, sur le vaste océan. « J’espère qu’ils ne sont pas malades ! » dit-elle, et se tournant vers le vieux duc : « Georges, on ne pense jamais à tout ! Tant de médicaments et pas une caisse de nautamine ! » Femme au grand coeur, néanmoins, célèbre sur tous les hauts lieux de la souffrance où elle accourait, toujours suprêmement à l’aise, se précipitant vers « les chers petits » comme un maniaque de safari sur le gibier. Au moins les attendrissants chevaliers savaient-ils pourquoi ils combattaient : plus de charité, plus d’Ordre de Malte ! Huit siècles de tradition et une caste à sauver : un motif qui en valait bien un autre, cher Georges ! Naïfs et bouffons sont le sel de l’humanité. S’il en reste.

Voici justement l’avion bouffon, décoré de fleurs peintes et de maximes hindoues comme la 2 CV d’un hippy de banlieue : le bimoteur d’un groupe vocal anglais. Les milliardaires chanteurs déchargèrent eux-mêmes leurs caisses. Un chargement invraisemblable ! « Les autres apportent la vie, nous apportons la joie ! » avaient-ils déclaré au moment de quitter Londres. En vrac sur le bord de la piste de São Tomé : deux caisses de farces et attrapes, une d’harmonicas, cinquante cithares indiennes, des électrophones à piles, du parfum pour les femmes, de l’encens, trente kilos de marijuana, du chocolat enrubanné par London Candies and Co, une caisse d’albums érotiques, une autre de bandes dessinées et un feu d’artifice complet, avec le mode d’emploi en indi, « à tirer sur le pont en vue des côtes d’Europe ». Courant d’une caisse à l’autre, les idoles rayonnaient de bonheur. Cabotinage d’histrion malade de la pub ou acte réfléchi, on ne sut jamais ce qui les avait amenés là. Il est vrai que, très vite, le monde occidental eut d’autres chats à fouetter. Noté pour la petite histoire, ainsi que le clou du meeting aérien de São Tomé : bon dernier, mais triomphant, le quadriréacteur d’Air France pavoisé aux sigles et couleurs de la Télévision Française !

Ah ! En avait-on parlé, de cet avion ! Voyage et chargement payés en une soirée ! Soirée folle ! Délire collectif ! Deux cent vedettes, chanteurs, orchestres, écrivains, comédiens, champions de ski, couturiers, play-boys, danseuses, tous courant les avenues de Paris et de la province dans un fracas de parade de cirque, escortés de bataillons de jolies filles quêtant à la mode patriotique, un drapeau tricolore tendu à l’horizontale servant de tronc à ciel ouvert, jamais on ne s’était autant amusé, dans les rues de Paris, notamment, depuis le 14 juillet 1789 ! Au programme unique de toutes les chaînes de télévision et de radio, le beau Léo Béon, idole des livings, cabot de génie, réussit ce soir-là sa meilleure performance. Pour la petite histoire, nous avons noté son coup d’envoi : « Le gouvernement de notre pays expédie à São Tomé ses propres avions. C’est normal. Ce n’est que justice. Mais à la justice un peu sèche, il faut joindre la solidarité et l’amour de l’homme. Nous, peuple de France, nous enverrons à São Tomé l’avion du peuple ! Nous avons deux heures pour le payer. Et deux heures pour nous exprimer. À votre obole, si modeste soit-elle, joignez un petit billet où en dix lignes, pas plus, vous exprimez vos sentiments. L’auteur du meilleur billet gagnera un voyage à São Tomé (entraîné par son vocabulaire, l’admirable Léo Béon !). Il remettra lui-même aux immigrants un recueil de vos meilleurs textes que nous ferons traduire. Donner, c’est bien. Mais dire pourquoi, c’est mieux, etc. » Fermez le ban ! Ce fut un triomphe. Un million de gens dans les rues ! Vingt centres de ville embouteillés ! Tandis que le beau Léo, quand ses dix téléphones blancs lui laissaient quelque répit (« Oui ! la Bastille ? C’est formidable ! On se bouscule ? On s’écrase ? Magnifique ! Le coeur de Paris bat toujours à la Bastille ! Allô ! Marseille ? La Canebière déborde ? Magnifique ! Le coeur de Marseille sait battre à l’unisson ! »), lisait au micro quelques-uns des meilleurs textes. Il en pleurait. Il pleurait de vraies larmes, le monstre ! Et Mâchefer pleurait aussi dans sa mansarde. Mais de rire ! À dix heures, tout était terminé. La France sera toujours la France ! Maigri de cinq kilos, la voix cassée, Léo Béon renvoya le peuple à la niche et de tout coeur merci vous ne m’avez pas déçu, voilà qu’il se prenait pour la conscience des Français et c’était vrai, hélas ! Apparut aussi sur l’écran M. Poupas Stéphane-Patrice, coiffeur d’art à Saint-Tropez, l’heureux gagnant : « Il n’y a plus d’Hindous, il n’y a plus de Français, il n’y a plus que l’Homme et c’est ce qui compte ! » Bravo ! ça, c’est pensé ! Pauvre con. Au matin du lundi de Pâques, M. Poupas Stéphane-Patrice, tremblant de trouille au point de ne plus pouvoir enfiler la clef de sa voiture dans la serrure du contact, s’enfuira de Saint-Tropez à pied, s’écroulera sur la route du nord après vingt kilomètres à la course et sur son corps passeront sans s’arrêter des milliers de voitures conduites par des milliers de Français en débâcle pour lesquels, quinze jours plus tôt, il n’y avait vraiment que l’Homme avec un grand H qui comptait… Marcel et Josiane se couchèrent fourbus. Ils avaient tout vu, couru tout Paris, serré la main de cent vedettes, pour leurs cinquante balles dans le drapeau c’était vraiment donné ! Retrouvant le silence, télé muette, lumière éteinte, draps sous le menton, immobiles et songeurs, les voilà vaguement étonnés de ne se sentir point satisfaits. Trop de bruit ! Trop de battage ! Trop de discours ! Trop d’amour débordant comme un sirop de trop de bouches célèbres ! Et si l’on était allé trop loin ? Trahi jour après jour, perdu dans la forêt des mensonges et des illusions, le bon sens populaire retrouve-t-il les sentiers effacés ? Pas tout à fait. Josiane et Marcel se serrent l’un contre l’autre pour attendre le sommeil. Ils ne le savent pas encore, mais ce qui vient de naître en eux, c’est la panique.

À São Tomé, M. Poupas Stéphane-Patrice pérore pour la presse en compagnie des chanteurs milliardaires. Pour la vingtième fois, il répète : « Il n’y a plus d’Hindous, il n’y a plus de Français, il n’y a plus que l’Homme et c’est ce qui compte ! » On applaudit. Il en remet : « Il n’y a plus d’Anglais, plus de Suisses, etc. » Il est ravi. Léo Béon baise la main de la princesse. Devant les tentes qui se montent un peu partout au bord de la piste, il fera même un mot : « C’est le camp du coeur d’or ! » La formule est reprise par vingt envoyés spéciaux. Les convoyeurs de la charité se congratulent. On s’entend sur un insigne commun, un badge de tissu jaune en forme de coeur. Cinq cents coeurs jaunes cousus sur cinq cents poitrines, y compris celles des agents secrets qui, sur le rivage tout proche, fouillent l’horizon à la jumelle ou se disputent à prix d’or les quelques barques de pêche encore libres. La Commission de Rome a réquisitionné tout ce qui flotte à São Tomé et que propulse un moteur. On est prêt. L’ambiance chauffe. Dominicains et pasteurs conviennent d’un office commun. Les Noirs de São Tomé font de l’oecuménisme sans le savoir : leurs derrières se trémoussent quand le groupe pop’anglais improvise des cantiques. M. Poupas Stéphane-Patrice donne lecture de l’évangile, puis invité à le commenter il en tire la leçon : « Il n’y a plus d’Hindous… Il n’y a plus que l’Homme et c’est ce qui compte. » La foule chante : « Avec les morceaux de la croix, construisirent un grand bateau, car le temps des mille ans s’achève, et s’achève le temps des mille ans… » tandis que le vieux duc, la princesse et la plupart des catholiques présents reçoivent la communion des mains d’un pasteur méthodiste. Mais tous les coeurs s’élèvent d’un même élan vers Dieu, on voit des larmes et des sourires sur les visages, l’émotion s’enfle sous la chaleur de l’équateur comme un fruit obèse, si bien qu’au cri lancé par un guetteur posté sur le rivage : « Voici la flotte ! Voici l’armada ! » c’est d’une seule voix que tous répondent : « Deo gratias ! »

Ce qui suivit tenait du cauchemar ou, au mieux, du mauvais rêve. La rencontre tant attendue eut lieu à deux milles au large de São Tomé. Il fut tout de suite évident que la flotte du Gange ne manifestait aucunement l’intention de stopper. On vit même l’India Star modifier sa route comme s’il se proposait d’éperonner l’un des chalands ! Les chevaliers de Malte, notamment, ne durent leur salut qu’à la présence d’esprit de leur pilote, lequel fit marche arrière en catastrophe presque sous l’étrave du paquebot et le vieux duc, un instant, crut revenu le temps des galères de l’Ordre au combat contre le Turc. En fait de « chers petits », la princesse, en croyant mourir, n’aperçut qu’un nain difforme, hideux, convulsionnaire, coiffé d’une casquette de marin et qui semblait, de ses moignons tendus, ouvrir les portes de l’enfer. Elle murmura « mea culpa » et s’évanouit gracieusement. Comme personne, parmi les convoyeurs de la charité, n’osait encore imaginer l’impossible, c’est-à-dire un acte d’hostilité volontaire de la part de la flotte du Gange, on crut à un accident heureusement évité, et les chalands de São Tomé tentèrent quand même d’accoster en marche les navires de la flotte. Tentative abandonnée presque aussitôt. Trois colis de riz poussés tant bien que mal sur le pont bas d’un vieux torpilleur rouillé n’y restèrent pas dix secondes. Des centaines de bras s’étaient levés pour les rejeter à l’eau et l’on ne pouvait se méprendre sur le caractère délibéré de ce refus. Sur un autre navire, ce fut une forêt de poings levés, certains brandissant des couteaux, qui accueillit l’un des agents secrets français. Il s’était hissé sur le pont, à la force des bras, par un filin qui traînait le long de la coque et ne dut la vie sauve qu’à son entraînement de commando, saut de carpe en arrière et plongeon sur le dos. Le feu d’artifice anglais retomba lourdement sur ses donateurs du groupe pop, dont il assomma le batteur et blessa le chanteur à l’épaule. Le chaland pontifical s’obstina plus longtemps que les autres, comme un chien têtu s’acharne sur un troupeau. Bord à bord avec le Calcutta Star, il amorçait sa troisième tentative d’accostage quand un cadavre nu, lancé depuis le pont du navire, vint s’écraser avec un horrible bruit mat juste au pied des dominicains. Le corps était encore chaud et souple. Peau blanche, yeux bleus, barbe et cheveux blonds. L’homme avait été étranglé. Lorsque fut dénouée la corde enfoncée dans les chairs de son cou, il fut identifié. On reconnut avec stupeur celui qui avait été, pendant plus de dix ans, jusqu’au dernier concile où il siégeait à titre laïc sur l’invitation personnelle du pape, l’un des plus grands écrivains catholiques, l’un des plus réformistes aussi, célèbre dans tous les milieux intellectuels religieux. Converti subitement au bouddhisme, il avait disparu du monde occidental sans expliquer son geste et n’avait plus écrit une ligne. Certains l’appelaient : l’écrivain renégat. Le dernier des Blancs à l’avoir rencontré vivant était le consul Himmans, au consulat général de Belgique à Calcutta, peu de jours avant le départ de la flotte. Ajoutons simplement qu’il fut enterré secrètement, à la nuit tombée, sur une plage déserte de l’île, en présence des seuls dominicains et que la nouvelle de sa mort ne fut jamais divulguée, ni à São Tomé ni ailleurs. Ainsi en avaient décidé les rares témoins de son assassinat et le Vatican, consulté en code, approuva sans réserve ce choix du silence. Sans doute le pape avait-il jugé qu’un crime aussi odieux et gratuit, perpétré contre l’un des hommes les plus intelligents du siècle, dont le monde entier avait suivi avec passion les efforts prodigieux pour approcher la Vérité, risquait de retourner l’opinion occidentale et de transformer cette mort navrante en crime collectif ? On peut supposer, en effet, qu’une vague d’émotion spontanée, soulevant le monde occidental, l’aurait entraîné à condamner en bloc la misère irresponsable, à la haïr au lieu de l’aimer chrétiennement, l’abandonner à son sort au lieu de la secourir, la rejeter au lieu de l’accueillir. Et le pape avait tant prié Dieu de l’éclairer qu’il ne pouvait certes pas se tromper. Peut-être est-ce une explication…

Quand le dernier navire de l’armada disparut à l’horizon, laissant São Tomé au sud-ouest de sa route, s’étendit sur tout le camp le silence consterné qui suit les défaites inexpliquées. Douloureusement, chacun cherchait à comprendre. Il faut se remettre en mémoire la profonde corrosion des intelligences de ce temps-là pour saisir à quel point il leur était difficile de découvrir, même de concevoir une vérité qui leur crevait les yeux. Aussi ne vint-il à l’esprit de personne que la flotte du Gange avait livré le premier combat d’une guerre raciale inexpiable et que rien n’arrêterait plus la force triomphante de la faiblesse. Désormais, elle ne transigerait plus. Des conversations qui se nouèrent ensuite sous les tentes de São Tomé, se dégageait surtout une immense perplexité. Et puis cette interprétation soudaine, probablement inspirée par les pasteurs, à moins que ce fût par les prêtres catholiques, accueillie comme une délivrance, la fin d’un tourment où les idées reçues tournent stérilement en rond : « Mais oui ! Évidemment ! Ils n’ont pas eu confiance ! C’est clair ! Ils ont cru que nous voulions les empoisonner ! Pauvres gens ! Quelle pitié ! » On n’ajoutait pas que c’était la faute des Africains du Sud mais certains le pensaient et quelques-uns le suggérèrent à demi-mot. Et si, au fond d’eux-mêmes, beaucoup avaient entrevu l’abîme où risquaient de sombrer leurs belles consciences, revenus en Occident, dans leurs pays respectifs, ils n’en présentèrent pas moins une version commune de l’événement. Certes, ils avouèrent leur perplexité. Mais se déclarèrent assurés que seul un malentendu lamentable avait retardé la fraternisation. À l’aéroport de Roissy, devant la presse assemblée, Léo Béon fit encore un mot. Retrouvant son célèbre sourire, juste teinté de la tristesse qui convenait, il dit :

— Il faut apprendre à apprivoiser la misère.

De cet imbécile qui cherchait surtout à conserver la vedette, la bête reçut un renfort inestimable. Nous la verrons bientôt à l’oeuvre. Pour la petite histoire, encore, relevons la réaction spontanée de Clément Dio :

— Ah le con ! dit-il.

Puis il décida son titre de la semaine, en page de couverture : « Il faut apprivoiser la misère ! »

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1 Commentaire

  1. TOUS DEHORS IL FAIT PLUS BEAU CHEZ EUX QUE CHEZ NOUS…ILS NE SONT PAS HEUREUX QUILS FACE LA VRAIE REVOLUTION CHEZ EUX PAS CHEZ NOUS QU ILS REFLECHISSENT A LEUR FAçON DE VOIR LES CHOSES QU’ILS NOUS FICHENT LA PAIX ET QU’ILS SE DEBROUILLENT SANS NOUS ET QU’ILS EVITENT DE CE TUER ENTRE EUX
    ON NE LEYR DOIT RIEN SAUF LA BETISE DE NOS CHEFS…QU’ILS LES CONVOQUENT AU TRIBUNAL SPECIAL: “JE M’EN METS PLEIN LES POCHES SUR LE DOS DES NOIRS” ALLONS AYEZ AU MOINS LE COURAGE DE FAIRE CELA PLUTOT QUE GLANDER ET CRIER “A BAS LES FRANçAIS3 ON VOUS DIT LE MOT DE CAMBRONE ET NOUS VOUS FICHONS LA PAIX PAIX PAIX ALLEZ HOP AU BOULOT POUR VOUS CHEZ VOUS RETROUSSEZ VOS MANCHES VOS FEMMES AUSSI ET QU4ELLES QUITTENT LEUR VOILURE: ELLES TRAVAILLERONT MIEUX DANS LE BONHEUR ET LA GAIT2…AH QU’ELLES PRENNENT LA PILULE…ET ENCRE DEHORS PAS CHEZ NOUS A PART LES ALLOCS ET PLUS RIEN A PRENDRE ONT SUPRIME C’EST DEMANDE DE LOI POUT FIN D’ANNEE