Invasion et chute de la France – Le Camp des Saints [7-10]

Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des Saints et la Ville bien-aimée. [Apocalypse, XXe chant.]

Jean Raspail avait vu juste, voici le récit de l’invasion migratoire de la France jusqu’à la chute du pays.

CHAPITRE 7 [Chapitres précédents]

« … dans les quatre départements côtiers. L’armée assurera la sécurité des biens abandonnés, dans la mesure du possible et la limite de ses autres missions. Le gouvernement confirme que le président de la République adressera un appel solennel à la nation, ce soir, à minuit. »

Ceux qui comprenaient le français baissèrent le son des transistors et traduisirent le communiqué pour leurs compatriotes entassés. Jamais la cave n’avait paru aussi peuplée que ce soir-là. Y logeaient les travailleurs noirs des services de nettoiement de la circonscription nord de Paris. À huit par châlit, sur deux niveaux, assis les jambes pendantes, au coude à coude, cela donnait une densité, une force dont ils prenaient conscience pour la première fois. Phénomène étrange chez ces volubiles, personne ne risqua de commentaires, même pas les quelques Blancs joints à cette masse noire, parmi lesquels un prêtre-éboueur et un militant dur en rupture de société. Chacun forçait douloureusement sa pensée. Ce n’est pas facile, lorsqu’on vit au fond d’une cave perdue dans une ville inconnue et qu’on n’en sort qu’au petit matin désert pour vider des poubelles dans des rues anonymes, d’imaginer les vertigineuses dimensions d’un événement incroyable.

— Et s’ils débarquent sans casse, dit l’un d’eux, qu’ils appelaient « le doyen » parce qu’il vivait en France depuis longtemps, et s’ils débarquent, est-ce que vous sortirez aussi de vos trous à rat ?

Il y eut un long murmure qui n’était pas une réponse. Aucune de ces cervelles ne fonctionnait assez vite pour concevoir un enchaînement possible des faits. Simplement, il se passait en eux quelque chose de puissant et d’informe qui atteignait au sacré. Du fond obscur d’un châlit, une voix profonde demanda :

— Est-ce que le peuple des rats est nombreux ?

— Le peuple des rats, dit alors le prêtre-éboueur, se comptera à la lumière du ciel, comme une immense forêt poussée d’un seul coup dans la nuit.

Cela, ils comprenaient mieux et le murmure devint approbatif. Puis ils se préparèrent à attendre.

Attendirent également cette nuit-là les éboueurs, balayeurs et nettoyeurs d’égouts de tous les dépôts du grand Paris ; les garçons de salle et manipulatrices de bassins hygiéniques de tous les hôpitaux ; les laveurs de vaisselle des cantines prolétaires ; les manoeuvres de Billancourt, de Javel, de Saint-Denis et d’ailleurs ; les terrassiers déhanchés du gaz et de l’électricité ; les condamnés des industries toxiques ; les pourvoyeurs de machines ; les troglodytes du métro ; les ouvriers puants des besognes malsaines et tant d’autres, représentant cent métiers essentiels échappés des mains molles des Français, au total quelques centaines de milliers de Noirs, d’Arabes et de basanés, inexplicablement transparents aux yeux des autruches parisiennes et dont personne ne soupçonnait plus le véritable nombre depuis que les autorités truquaient les statistiques, de peur de rompre l’équilibre de la capitale somnambule en la réveillant brutalement. Paris n’était pas New York. Ils attendaient comme ils vivaient, enfouis par tribus d’infortune au plus profond des caves ou entassés sous les toits, reclus volontaires dans des rues insalubres et des ghettos de banlieue.

Chez les Arabes, seulement, l’appréciation de l’invraisemblable confrontation qui se préparait sur les côtes méridionales de la France prenait des formes parfois revendicatives. Rien de précis encore, sinon d’obscurs désirs, des élans refoulés comme celui d’obtenir le sourire d’une femme française au lieu de rêver de la violer, de pouvoir s’offrir une belle putain au lieu de s’entendre répondre : « Je ne couche pas avec les bicots », ou simplement de marcher, heureux, dans un jardin public en regardant jouer les enfants, sans qu’aussitôt les mères effrayées se groupent en un cercle menaçant de femelles protégeant leurs petits. Seuls, les plus fanatiques songeaient à une nouvelle forme de guerre sainte. Un certain Mohammed, dit « le cadi borgne », semblait exercer sur eux une dictature incontestée. Dès onze heures du soir, par messagers discrets, il diffusa ses premiers commandements aux responsables de quartier :

— Le temps des armes est révolu. Que chacun abandonne son rasoir et brise la lame de son couteau. Le premier qui versera le sang sera aussitôt émasculé sur mon ordre.

C’était un Arabe qui savait parler aux Arabes. Il fut obéi de tous, sauf de sa propre épouse, institutrice française. Le rasoir du cadi disparut aussitôt, caché le long de la cuisse droite, à l’intérieur du bas. Élise connaissait le mépris. Depuis dix ans qu’elle était mariée, pas une des subtilités du mépris ne lui avait échappé. Elle rêva de sang purificateur et ne fut pas seule à rêver. Parmi le millier de femmes françaises mariées à des Arabes de ghetto, beaucoup se prirent à évaluer la rançon du mépris.

D’autres, enfin, mesuraient très clairement la partie décisive qui allait se jouer le lendemain. Ceux-là avaient clos leurs volets, barricadé leurs portes, tiré les rideaux des chambres et des bureaux où ils se tenaient groupés, silencieux, autour des transistors, guettant les nouvelles et attendant eux aussi le discours annoncé du président de la République : c’étaient les diplomates du tiers monde et les étudiants africains, arabes et asiatiques, désemparés, au bord de l’épouvante, tant l’événement les écrasait soudain, eux, les riches, les leaders, les élites, les militants privilégiés. Leur conduite paraissait d’autant plus étrange que pendant les cinquante jours qu’avait duré le cheminement dramatique de la flotte à travers deux océans, ils avaient été saisis d’une sorte de délire, multipliant communiqués, conférences de presse, interviews, débats, réunions, tandis que la flotte avançait, à la fois réelle et irréelle, phénomène tellement hors du commun qu’on attendait de le voir pour y croire. À Gibraltar, enfin, on avait vu !… Et tous ces bavards s’étaient tus d’un coup, leur enthousiasme transformé en panique, avec, chez les plus secrets, la haine retenue au bord du gouffre.

Clos étaient les bars antillais, restaurants chinois, dancings africains, cafés arabes. Ajoutées aux rapports des policiers et des indicateurs étudiants et ouvriers, toutes ces constatations convergentes firent tomber les derniers doutes au cabinet du préfet de police : la situation à Paris, à huit cents kilomètres de la flotte immigrante, semblait aussi préoccupante que sur la côte de la Méditerranée, au contact de l’invasion. Ici comme là-bas, l’état d’urgence s’imposait, avec tout l’arsenal des mesures préventives pendant qu’il en était encore temps. Demandant à entrer en communication avec le ministre de l’Intérieur, à l’Élysée, le préfet s’entendit répondre que le conseil délibérait toujours. Ainsi, à trois quarts d’heure du discours annoncé, le gouvernement n’avait pas encore cessé d’hésiter. Le préfet, lui aussi, jugea qu’il n’avait plus qu’à attendre.

Peut-être est-ce une explication ?

CHAPITRE 8

Le sourire de Ballan avait accompli un miracle. Il n’en faut souvent pas plus pour révéler un homme à lui-même, Dieu soit loué ! Et Ballan louait Dieu en se moquant, ce qui était sa façon à lui d’être athée. « Seigneur, disait-il en lui-même, si tu entends comme je l’entends ce que bonimente depuis trois jours le pétrisseur de merde, tu dois te mordre les doigts de lui avoir donné, par un seul de mes sourires, un usage aussi immodéré de la parole. Écoute le façonneur de bouse ! Mille ans de misère et d’abrutissement ! Et pour quel résultat ? Le plus redoutable manieur de foule qui se soit jamais levé du peuple, dans ce pays. Je ne sais pas si tu es content de ton miracle, Seigneur, mais il fallait s’y attendre. À collecter de la merde toute sa vie à toutes les tinettes du Gange, à pétrir de ses mains cette merde jour après jour, pouvait-il ignorer quoi que ce fut de l’homme et de sa vraie nature ? Il savait tout, mais ne savait pas ce qu’il savait. Maintenant, il sait. Et toi et moi savons où il va nous mener. Est-ce que, vraiment, tu y serais pour quelque chose ? Si oui, j’attends le résultat pour y croire, mais ce serait bien la première preuve intelligible et intelligente que tu nous donnerais de ton existence… »

Sous les pilotis de bois du quai, flottaient des cadavres dont les saris dénoués formaient un tapis de lumière sur l’eau noire. Quelques-uns se débattaient encore, mais la plupart étaient noyés, bien morts, les uns depuis le matin, les autres depuis la nuit, la veille ou la veille au matin, chus d’en haut comme les fruits en surnombre d’un arbre prolifique. Une jeune fille tomba, très belle, déesse à peau sombre. Elle tomba sans un cri, debout, les bras nus cerclés d’or allongés le long du corps et l’eau visqueuse du Gange s’ouvrit sans bruit sur son passage. Tombèrent peu après un vieillard squelettique et nu, qui ne réapparut même pas à la surface, et un bébé gigotant comme un petit animal convulsif qui sait qu’il va mourir, puis un couple d’enfants enlacés. D’en haut, personne ne se penchait, personne ne tendait la main. À quoi bon ? Ceux qui avaient atteint le bord de l’eau savaient qu’ils allaient y tomber à leur tour, poussés par l’énorme foule qui avait envahi tous les quais du port et leur chute dans le règne liquide ne signifiait pas la mort, mais la vie, par la perception si longtemps attendue d’une force irrésistible que plus rien ne pourrait arrêter. En haut, sur le quai, juché sur le plateau d’une charrette, le coprophage déclamait, avec, sur ses épaules, le monstre-totem toujours raide comme un piquet. Chose incroyable, les yeux du monstre s’étaient illuminés ! Ils s’animaient de façon si intense aux paroles du nouveau christophore que la foule ne regardait plus que ces yeux, les buvait. Par ce regard, la force du récit sacralisait la foule et pénétrait dans chacune des âmes. Voici ce que disait le coprophage : – Bouddha et Allah – la foule grondait – , Shiva, Vishnou, Garuda, Ganesh, Krishna, Parvati, Indra, Deruga, Souriya, Bhairav, Ravana, Kali – suivit tout le panthéon hindou dont chaque nom chanté provoquait des gémissements d’extase – ont tenu conseil et sont allés rendre visite au petit dieu des chrétiens. Ils l’ont décloué de sa croix, ils lui ont essuyé le visage, ils l’ont soigné par leurs baumes sacrés, ils l’ont guéri puis ils l’ont assis parmi eux, ils l’ont salué et lui ont dit : « Maintenant, tu nous dois la vie, que vas-tu nous donner en échange ? »

« Plus oecuménique que le pape », pensa Ballan, qui écoutait passionnément. « Le ramasseur de merde va battre les chrétiens sur leur propre terrain : il a l’oecuménisme planétaire ! »

— Alors, disait le coprophage, le petit dieu sans croix frotta ses membres engourdis, remua bras et jambes, tourna sa tête plusieurs fois sur son cou et dit : « C’est vrai, je vous dois la vie et je vais vous donner mon royaume en échange. Le temps des mille ans s’achève. Voilà que sortent les nations qui sont aux quatre coins de la terre et qui égalent en nombre le sable de la mer. Elles partiront en expédition sur la surface de la terre, elles investiront le camp des saints et la ville bien-aimée… »

Il y eut un temps d’arrêt dans le discours. Les yeux du monstre s’éteignirent, tandis que le coprophage s’agitait sur place d’une façon désordonnée faite de tics et de soubresauts. « Nous y voilà ! pensa Ballan, et c’est tout à fait incroyable : Apocalypse, vingtième chant, huitième et neuvième verset, un peu trafiqués mais parfaitement reconnaissables. Et il se secoue, le bougre ! Il y a quelque chose qui ne passe pas. Ou bien il n’en veut pas et se défend. Bravo ! » Le regard du monstre s’alluma comme un phare, marquant la reprise du récit : « Ainsi parla le petit dieu des chrétiens… »

« Ouf ! fit Ballan. Nous l’avons échappé belle ! Tu connais la suite, Seigneur ? Je te la rappelle : « Mais Dieu fit tomber un feu du ciel qui les dévora. Et le diable qui les séduisait fut jeté dans l’étang de feu et de soufre, où étaient déjà la bête et le faux prophète… » Tu la connais, mais tu l’as gardée pour toi, pas vrai ? Tu me dégoûtes, tu ne crois plus à rien. »

Sur les quais du Gange, dans un silence incroyable si l’on songe que cinq cent mille personnes s’entassaient déjà au bord de l’eau et que toutes les rues qui menaient au port subissaient les assauts d’un torrent humain, le coprophage poursuivait son discours inspiré :

— Ainsi parla le petit dieu des chrétiens. Alors Allah et Bouddha, Shiva, Kali, Vishnou, Krishna… l’entraînèrent dans une ronde autour de la croix vide. Puis ils se mirent ensemble au travail. Avec les morceaux de la croix, ils construisirent un grand bateau, capable de traverser les mers et les océans, un bateau aussi grand que l’India Star. Puis ils rassemblèrent leurs colliers, leurs diadèmes, leurs bracelets et leurs bagues et dirent au capitaine : « Il est juste qu’on te paye, prends tout cela et, toi qui connais les routes du monde, emmène-nous aujourd’hui au paradis. » Quand le bateau prit la mer, suivi de milliers d’autres, le petit dieu des chrétiens courut sur ses jambes blanches et malhabiles, le long du rivage. Il criait : « Et moi ! et moi ! Pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Bouddha et Allah répondirent avec un porte-voix, et le vent lui apporta leurs paroles : « Tu nous as donné ton royaume. Le temps est fini où tu prenais d’une main ce que tu donnais de l’autre. Mais si tu es le fils de Dieu, marche sur l’eau et viens nous rejoindre. » Le petit dieu entra dans l’eau courageusement. Quand les vagues atteignirent sa bouche et ses yeux, il mourut, noyé. Le voyage fut long et périlleux. Beaucoup moururent en route et d’autres naquirent pour les remplacer. Puis le soleil cessa de brûler, l’air se fit doux et caressant quand apparut le paradis d’Occident. On apercevait des fontaines de lait et de miel, des fleuves poissonneux, des champs gorgés jusqu’à l’horizon de récoltes spontanées. Mais on n’y voyait plus personne, ce qui n’était pas étonnant puisque le petit dieu des chrétiens était mort. Alors les monstres dansèrent et le peuple se mit à chanter, toute la nuit, sur le pont de l’India Star. Nous étions arrivés.

On entendit un hurlement qui ressemblait à un cri de triomphe. Levant les yeux, Ballan eut juste le temps de voir, sur la face absolument lisse du totem, s’ouvrir et se fermer une sorte de clapet de chair qui lui servait de bouche. À ce signe providentiel, la foule se mit en mouvement. Peut-être est-ce une explication ? Et c’est ainsi que fut occupé le premier des bateaux, l’India Star.

CHAPITRE 9

L’India Star, à quai depuis un an, était un paquebot sexagénaire, vétéran de la malle des Indes, au temps des Anglais, voué depuis aux voyages de misère, migrations humaines ou transport de pèlerins pauvres vers La Mecque. De ses cinq cheminées verticales, en forme de tuyaux, il en avait perdu quatre, tranchées à différentes hauteurs par le temps, la rouille, l’absence d’entretien, les coups du sort. Tel qu’il était, il ne semblait plus capable de rien d’autre que d’un acte d’héroïsme désespéré, pour faire une fin. Peut-être en décida ainsi le capitaine, lequel fit rétablir par son équipage de loqueteux, entre le quai et le navire, les coupées de planches pourries levées trois jours plus tôt, quand la foule commençait à s’enfler dangereusement.

Le geste du capitaine de l’India Star serait, en réalité, parfaitement inexplicable, si l’on ne pouvait raisonnablement supposer qu’il lui fut soufflé par quelqu’un. Ballan était monté à bord la nuit précédente, secrètement, mais sans but précis, simplement pour vérifier l’extraordinaire concours de circonstances et l’inexorable enchaînement des faits. Mais il n’y était pas seul. D’autres avaient eu la même idée, des Indiens, des Blancs et aussi un Chinois. Ceux-là étaient des meneurs occultes, rompus à la psychologie des foules. On n’a jamais su leurs noms. Tout en agissant par inspiration, ils savaient parfaitement ce qu’ils faisaient. L’un s’installa sur la passerelle, les autres avaient questionné le capitaine : en charbon, en vivres chiches, en eau, en matériel indispensable, combien coûterait un voyage jusqu’en Europe ?

— Et le retour ? avait demandé le capitaine. Si le navire en est encore capable…

— Il n’y aura pas de retour, avait répondu quelqu’un.

C’est alors qu’était arrivé Ballan. Ils se reconnurent sans se connaître, ils se comprirent sans se concerter, comme des initiés. Initiés à quoi ? de quelle façon ?

Il est rare que les mouvements de foule spontanés ne soient pas, en fait, plus ou moins manipulés. Et l’on imagine aussitôt une sorte de chef d’orchestre tout-puissant, grand manipulateur en chef tirant sur des milliers de ficelles dans tous les pays du monde et secondé par des solistes de génie. Il semblerait que rien n’est plus faux. Dans ce monde en proie au désordre de l’esprit, certains parmi les plus intelligents, généreux ou pernicieux, s’agitent spontanément. C’est leur façon à eux de combattre le doute et de s’échapper d’une condition humaine dont ils refusent l’équilibre séculaire. Ignorant ce que réserve l’avenir, ils s’y engagent néanmoins dans une course folle qui est une fuite en avant et, sur leur chemin, font sauter toutes les voies de repli, celles de la pensée, évidemment. Ils tirent chacun les propres ficelles liées aux lobes de leurs cerveaux et c’est précisément là que réside le mystère contemporain : toutes ces ficelles se rejoignent et procèdent, sans concertation, du même courant de pensée. Le monde semble soumis, non pas à un chef d’orchestre identifié, mais à une nouvelle bête apocalyptique, une sorte de monstre anonyme doué d’ubiquité et qui se serait juré, dans un premier temps, la destruction de l’Occident. La bête n’a pas de plan précis. Elle saisit les occasions qui s’offrent, la foule massée au bord du Gange n’étant que la dernière occasion en date et sans doute la plus riche de conséquences. Peut-être est-elle d’origine divine, plus certainement démoniaque ? Ce phénomène peu vraisemblable, né il y a plus de deux siècles, a été analysé par Dostoïevski. Il l’a été aussi par Péguy, sous d’autres formes. Et encore par l’un de nos précédents papes, Paul VI, ouvrant enfin les yeux au déclin de son pontificat. Rien n’arrête la bête. Chacun le sait. Ce qui engendre, chez les initiés, le triomphalisme de la pensée, tandis que ceux qui luttent encore en eux-mêmes sont saisis par l’inutilité du combat. Archange déchu, Ballan reconnut aussitôt les serviteurs de la bête et leur offrit ses services. C’est aussi une explication.

Ballan offrit le pétrisseur de merde et son abominable fils. Leur puissance sur la foule avait, en trois jours, atteint de tels sommets que de ce couple vertical, elle avait fait le leader incontesté de la croisade. Ballan se contentait de suivre et d’écouter le coprophage, tout en lui soufflant, entre deux envolées, quelques idées pratiques aussitôt intégrées dans le récit de l’épopée avec un savoir-faire stupéfiant.

— Ils envahiront l’India Star dès demain, avait dit le Chinois. Ils y sont prêts, mais ne le savent pas encore. Reste à trouver l’idée d’où jaillit l’évidence.

— Il faudra payer pour le charbon et les vivres, avaient dit les meneurs indiens. Nos femmes les plus pauvres possèdent toujours quelques bijoux. Nos frères les plus misérables gardent une roupie pour les dieux. Peu de chose en vérité. Mais peu de chose multiplié par mille fois mille, cela donne du charbon, du riz et de l’eau jusqu’en Europe. Ils y sont prêts, mais reste à trouver l’idée.

— L’idée, je m’en charge, avait répondu Ballan.

Par la suite, il ne devait plus se souvenir s’il avait réellement soufflé l’idée, ou si le coprophage l’avait saisie par transmission de pensée. Un paria hindou illettré qui cite l’Apocalypse, transpose l’évangile et crée l’événement par la légende peut aussi bien lire dans les pensées d’un Ballan… Le coprophage avait dit : « … puis ils rassemblèrent leurs colliers, leurs diadèmes, leurs bracelets et leurs bagues et dirent au capitaine : « Il est juste qu’on te paye, prends tout cela et, toi qui connais les routes du monde, emmène-nous aujourd’hui au paradis. » Les premières quêtes commencèrent dès la fin du récit. Se faufilèrent dans la foule, calebasse tendue, tous les petits monstres serviteurs du totem. Malheureux plus habitués aux injures et aux coups qu’à la compassion et à la charité, mendiants aux calebasses toujours vides, aux mains ouvertes sur le néant, les voilà qui versaient aux pieds du prophète des sébilles pleines à ras bord puis repartaient, trottant sur leurs jambes torses, vers la foule qui appelait : « Par ici ! Par ici ! » L’élan donné, les changeurs prirent l’affaire en main. Ils improvisèrent des réseaux, organisèrent l’armée des quêteurs et, chose absolument incroyable, la foule fit confiance aux changeurs ! À la vue de l’or et des roupies qui s’amoncelaient comme le sable d’un gigantesque sablier, chacun se reconnut acteur de la légende. Et quand le coprophage évoqua la flotte des dieux aux portes de l’Occident et décrivit le peuple, chantant, sur le pont de l’India Star, chacun regarda l’India Star et tendit les bras vers le paradis.

CHAPITRE 10

Le coprophage embarqua seul, le premier. Quand la tête roide du monstre totémique commença de tracer son sillage dans la foule, à la façon d’un périscope émergé, la foule se tut. Partant du quai, le silence s’étendit comme une onde sur le quartier du port, jusqu’aux rues éloignées où ceux qui arrivaient sans cesse s’agglutinaient au gigantesque essaim. La tête du monstre s’éleva le long du flanc du navire, puis celle du coprophage et chacun put contempler bientôt le couple symbolique montant lentement l’échelle de coupée. Pour ceux des rangs éloignés et ceux qui, plus loin encore, ne voyaient rien, mais étaient renseignés par les premiers, de bouche-à-bouche jusqu’à l’extrême bord de l’essaim, l’ascension du prophète se transformait en lévitation d’un dieu. Le caractère divin de l’entreprise ne fut plus mis en doute par personne, et Ballan se prit à douter de la valeur de son athéisme lorsqu’il entendit la soudaine clameur de la foule. Là-haut, sur la passerelle de commandement de l’India Star, le coprophage éleva les deux mains vers le ciel. Puis, saisissant son fils par les deux moignons qui lui servaient de jambes, il le brandit très haut, comme un signal, et chacun, dans la foule immense, crut s’entendre appeler par son nom.

Il n’y eut pas de bataille, mais la ruée fit des morts, bavures sans importance à la frange du flot. Les enfants-monstres embarquèrent sans dommage, transmis de main en main par-dessus la foule. Mais les goulets étroits que formaient les coupées de l’India Star débordèrent dans l’eau noire, entre navire et quai, comme des gouttières trop pleines. Beaucoup s’en allèrent rejoindre, sous les pilotis de bois, les premiers conquérants du nouveau paradis. Ainsi mourut Ballan. Lorsque les petits monstres qui l’entouraient, la bouche encore poisseuse de bonbons dont il les gavait, furent adoptés par la foule en mouvement, Ballan entreprit de les suivre. Leur éloignement brisa une sorte de lien charnel et Ballan se retrouva blanc, rejeté par tous, ceux qui le connaissaient comme ceux qui l’ignoraient. Dans le flot des corps entassés qui montait par l’une des coupées, Ballan tenta de s’enfoncer. Le flot devint un mur hérissé de tessons. Des bras sortirent du mur, des poings tendus, des griffes, des mâchoires ouvertes sur des dents. Ballan s’accrocha aux saris, il enlaça des jambes qui se secouaient aussitôt pour le faire lâcher prise. L’un de ses yeux se ferma sous un poing. Le sang de son visage labouré de balafres lui coula dans la bouche. C’est alors qu’il s’entendit très nettement prononcer cette phrase :

— Seigneur ! Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.

L’ayant dit, il ouvrit les doigts qu’il tenait crispés autour d’un mollet lisse, à mi-coupée, et se sentit tomber, emportant dans sa main la conscience d’une chair étrangère. Ballan mourut très vite. Lui vinrent, tandis qu’il s’enfonçait dans l’eau sombre, l’amour et le regret de l’Occident. Cette conviction dernière, où il se reniait tout entier, lui fut tellement pénible qu’il ouvrit volontairement la bouche et aspira goulûment la mort.

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3 Commentaires

  1. Depuis les années Mitterand le VRAI Peuple Français était condamné. A mort les descendants des gaulois et autres valeureux qui ont forgé ce pays par le fer et leur sang qu’ils ont généreusement offert à la Patrie. Les refoulés, les lâches, les anti -tout n’en finiront jamais de se lamenter de n’être plus que de miséreux survivants dans leurs propre pays et que ses animaux qu’ils ont acceptés n’étaient que des voleurs, des prédateurs qui ont violé femmes et filles et tués ou transformés en esclaves les hommes et jeunes garçons. Erdogant à cité un pôme arbe du moyen-âge. Nos coupoles sont nos boucliers – nos minarets nos épées – nos mosquées nos casernes – nos croyants nos soldats. Est-ce assez clair ? Pratique la valise diplomatique on envoie au su et au vu de tous des tonnes d’armes.